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Pierre Birnbaum : « En France, le rejet du pouvoir charrie un antisémitisme plus virulent qu’ailleurs »

Pour le sociologue Pierre Birnbaum, les discours et les actes antisémites en France sont fondamentalement liés à la contestation de la légitimité du pouvoir.

Propos recueillis par 

Publié le 13 février 2019 à 11h18, modifié le 13 février 2019 à 12h17

Temps de Lecture 5 min.

Les actes antisémites ont fortement augmenté en France en 2018. Une augmentation qui s’est accélérée au cours des derniers mois de l’année, alors que naissait la contestation des « gilets jaunes ». A l’occasion des mobilisations qui se sont succédé tous les samedis depuis le 17 novembre, des écriteaux ou des inscriptions antisémites, souvent teintés de conspirationnisme, ont été relevés.

Le week-end des 9 et 10 février a été de ce point de vue singulièrement marquant. Plusieurs dégradations de nature antisémite ont été commises avec l’inscription de croix gammées sur des portraits de Simone Veil à Paris et du mot « Juden » (« juif » en allemand) sur la devanture d’un restaurant de bagels. Dans l’Essonne, les arbres plantés en hommage à Ilan Halimi, un jeune homme torturé et assassiné en 2006 parce que juif, ont été vandalisés.

Pour l’historien et sociologue Pierre Birnbaum, professeur émérite à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, auteur des ouvrages Où va l’Etat ? (Seuil) et Le Moment antisémite. Un tour de la France en 1898 (Fayard), la contestation radicale du pouvoir et de la légitimité des institutions alimente une haine antijuifs structurée par des préjugés fortement enracinés dans la société française.

Pourquoi le mouvement des « gilets jaunes » est-il utilisé par certains pour diffuser un discours antisémite ?

Pierre Birnbaum : Il est important de préciser d’emblée que le mouvement des « gilets jaunes » n’est pas un mouvement antisémite, mais qu’il produit un contexte propice à l’expression d’un antisémitisme profondément ancré qui associe les juifs au pouvoir et le pouvoir aux juifs. Le mouvement des « gilets jaunes » réfute la légitimité de l’Etat qui est perçu comme l’Etat des riches et, par extension pour certains, comme l’Etat des juifs.

Le mouvement des « gilets jaunes » n’est pas antisémite, mais il produit un contexte propice à l’expression d’un antisémitisme profondément ancré

Tout en exigeant de l’Etat une solution aux problèmes économiques et aux injustices sociales qui sont réelles, le mouvement des « gilets jaunes » s’attaque à ses emblèmes et rejette ses institutions, de l’Assemblée nationale aux divers ministères, et même à l’Elysée. Les cadres de la démocratie représentative sont réfutés car ils sont considérés comme étant aux mains d’une élite. Le peuple est, par opposition, pensé comme vertueux, pur, innocent de toute compromission avec le pouvoir de l’argent et le mouvement revendique pour lui l’application de la démocratie directe.

C’est dans ce contexte que des préjugés antisémites, qui existaient avant cette vague de contestation et existeront après, sont ravivés et exprimés. Non pas par le mouvement des « gilets jaunes » lui-même, mais à l’occasion de cette mobilisation. Depuis qu’ils existent, les sondages de la Commission nationale consultative des droits de l’homme dressent deux constats qui se vérifient année après année : autour de 60 % des Français estiment que les juifs sont liés à l’argent, et autour de 30 % d’entre eux considèrent que les juifs ont trop de pouvoir. Du fait de la prégnance de ces préjugés, l’hostilité au pouvoir et à l’argent se traduit pour certains par une hostilité aux juifs.

Quelles sont les racines historiques de cette relation entre rejet de l’Etat et rejet des juifs ?

L’association qui est faite entre le pouvoir et les juifs remonte à la nuit des temps. Les grands moments antisémites sont, en France, des périodes où l’on conteste à l’Etat sa légitimité. Lors de l’affaire Dreyfus, en 1898, cette contestation est doublée d’une revendication selon laquelle la culture chrétienne de la société française se trouverait menacée par une « République juive » qui se serait emparée de l’Etat.

Les grands moments antisémites sont, en France, des périodes où l’on conteste à l’Etat sa légitimité

En 1936, quand le Front populaire arrive au pouvoir et que Léon Blum est président du Conseil, on retrouve cette thématique de l’Etat confisqué par les juifs. Ces derniers sont présentés comme dénaturant la France réelle, la France chrétienne, la France de la terre, la France de toujours. Sous le régime de Vichy, ces idées arrivent au pouvoir, c’est la victoire de cette France antisémite traditionnelle. Après la guerre, dans les années 1950, le mouvement poujadiste, qui rejette l’Etat et ses élites, est également doté d’une forte composante antisémite.

Il est important de rappeler que ce qui se passe aujourd’hui n’est cependant pas comparable aux grandes mobilisations antisémites du passé. Des graffitis en marge d’une manifestation ne font pas une mobilisation antisémite. Mais dans les esprits de certains, l’équation demeure toujours la même : les juifs ont du pouvoir, donc ils contrôlent un Etat devenu illégitime que le peuple doit leur reprendre afin qu’il se conforme à ses propres valeurs.

Une hausse des actes antisémites a cependant été mesurée avant que la contestation du pouvoir ne se cristallise en une mobilisation massive…

C’est que la contestation de la légitimité du pouvoir existe en dehors de cette seule mobilisation. Le discours antisémite a explosé depuis le début du quinquennat d’Emmanuel Macron. Il n’y a qu’à prendre en considération les propos de ceux qui font référence au passage de M. Macron à la banque Rothschild, les caricatures aux relents antisémites qui ont fleuri à droite comme à gauche. L’Etat, incarné par le président de la République, a été accusé d’être, dès son arrivée à l’Elysée, l’instrument des juifs.

La contestation actuelle du pouvoir, en elle-même non antisémite, et ses dérives interviennent à une époque où l’on tue des juifs en France

Le populisme ambiant n’est pas fondamentalement antisémite. Mais en présentant l’Etat comme étant aux mains d’une oligarchie, on ne peut que nourrir un dérapage logique de la pensée guidé par les préjugés sur le pouvoir et la richesse des juifs. Il se traduit parfois en propos et actes antisémites. Cela n’est pas propre à la France. On le constate de nos jours aux Etats-Unis, où le courant populiste triomphant accuse l’establishment politique de Washington d’être aux mains des juifs. L’association des juifs au pouvoir et à l’Etat existe à des degrés divers partout dans le monde occidental.

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Cependant, en France, l’Etat revêt une importance exceptionnelle. Dès lors, son rejet se révèle d’autant plus fort qu’il est considéré comme illégitime et charrie du même coup un antisémitisme plus virulent qu’ailleurs. On s’inscrit bien dans une continuité historique. Toutefois, ce début de siècle diffère d’autres moments de montée de l’antisémitisme car, période de Vichy mise à part, l’antisémitisme n’avait jamais conduit au meurtre dans l’Hexagone. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : la contestation actuelle du pouvoir, en elle-même non antisémite, et ses dérives interviennent à une époque où, de l’affaire Ilan Halimi au meurtre de Mireille Knoll, sans oublier les tueries de Toulouse, on tue des juifs en France.

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