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Pologne : "La parole des victimes de la Shoah assassinée une seconde fois"

Dans le cadre d'un procès en diffamation, deux historiens polonais ont été condamnés, le 9 février, à présenter leurs excuses en raison d'"inexactitudes" dans leurs travaux sur la Shoah. Pour la communauté scientifique, cette action en justice témoigne d'une volonté de réécrire l'Histoire et de freiner la recherche.

Un membre de la SS inspecte un groupe de travailleurs juifs en avril 1943, dans le ghetto de Varsovie, en Pologne.
Un membre de la SS inspecte un groupe de travailleurs juifs en avril 1943, dans le ghetto de Varsovie, en Pologne. © AFP
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L’Histoire sur le banc des accusés. Les professeurs Barbara Engelking, présidente du Conseil international d'Auschwitz, et Jan Grabowski de l'Université d'Ottawa, coauteurs d'un ouvrage intitulé "Plus loin, c'est encore la nuit", ont été condamnés en Pologne, mardi 9 février, à présenter leurs excuses en raison d'"inexactitudes" dans leur livre consacré à la Shoah.

Ce procès leur a été intenté par une femme de 81 ans, Filomena Leszczynska. Cette dernière les a accusés d’avoir porté atteinte à la réputation de son oncle, Edward Malinowski, le maire de la commune rurale de Malinowo, dans le nord-est du pays, sous l’occupation allemande. Dans leur livre, les deux historiens rapportent le témoignage d’une rescapée de la Shoah, Estera Siemiatycka, recueilli en 1996 par la fondation de Steven Spielberg. La survivante raconte que Edward Malinowski lui a dans un premier temps sauvé la vie, mais qu’il a participé par la suite à l’assassinat d’une vingtaine de juifs.

La juge Ewa Jonczyk a conclu à l'"inexactitude" des affirmations sur son implication dans ce massacre et a reconnu le droit de la plaignante, Filomena Leszczynska, au "culte de la personne décédée". La magistrate a toutefois rejeté une requête en dédommagement de plus de 22 000 euros pour éviter un "effet dissuasif pour d'autres recherches".

"La seule erreur des auteurs a été de ne pas mettre de guillemets dans cette citation", explique l’historienne Audrey Kichelewski de l’Université de Strasbourg. "Mais à aucun moment, ils ne jugent le comportement du maire de ce village. Ils citent seulement la conviction intime de cette rescapée."

Une affaire politique

Avec plusieurs de ses confrères, cette spécialiste de l’histoire des juifs en Pologne a signé une tribune pour dénoncer ce procès en diffamation et soutenir leurs collègues polonais. Pour Audrey Kichelewski, ce verdict est une aberration : "Ce qui m’attriste le plus, c’est qu’on se soucie plus des sentiments de la nièce d’une personne, dont la mémoire aurait pu être offensée et qui n’a pas été très propre durant la guerre que de la parole des rescapés. La parole des victimes est assassinée une seconde fois."

Selon l’historienne, cette procédure en justice est avant tout politique. Derrière le dépôt de cette plainte plane l’ombre de la Ligue polonaise contre la diffamation, une organisation proche du parti au pouvoir, le PiS (droit et justice) et qui combat toute représentation nuisible ou erronée de la Pologne. "On ne va pas me faire croire que c’est une vieille dame de 80 ans qui a repéré le nom de son oncle dans un bouquin de 1 800 pages. C’est évidemment cette organisation nationaliste financée par le gouvernement qui est derrière", résume Audrey Kichelewski.

Cette Ligue a en effet ouvertement soutenu la plainte déposée par Filomena Leszczynska. Selon son président Maciej Swirski, les travaux des deux historiens offensent "tout Polonais". "Les recherches scientifiques doivent être conduites avec probité", a-t-il estimé auprès de l’AFP, avant de dénoncer "les tentatives d'établir un consensus scientifique sur la coresponsabilité polonaise pour l'Holocauste".

Depuis l’arrivée du PiS au pouvoir en 2015, les autorités tentent d’imposer leur propre vision de l’histoire du pays afin de montrer à leurs concitoyens et même au monde entier une vision, plus légitime selon eux, d’une Pologne à la fois héroïque et martyre au cours de la guerre. Dans ce roman national, il n’y a pas de place pour les enquêtes sur les agissements polonais sous l'occupation allemande. "Tous ceux qui veulent introduire un peu de complexité sont taxés d’antipolonais", souligne Audrey Kichelewski. "C’est toujours difficile pour un pays d’admettre qu’il a des zones d’ombres. Dans le cas de la Pologne, pour certains, si l’on admet certaines responsabilités, cela risquerait de minimiser les souffrances vécues durant la guerre et qu’on a tues durant la période communiste."

Une loi controversée

En février 2018, cette politique s’est concrétisée avec le vote d’une loi controversée sur la Shoah par le Sénat polonais. Destiné à défendre l'image du pays, ce texte voulait punir ceux qui attribuent "à la nation ou à l’État polonais, de façon publique et en dépit des faits, la responsabilité ou la coresponsabilité des crimes nazis commis par le IIIe Reich allemand (…), de crimes de guerre ou d’autres crimes contre la paix et l’humanité". Les articles prévoyant des peines de prison ont depuis été amendés, mais des chercheurs comme Barbara Engelking et Jan Grabowski ont pu être poursuivis au civil pour diffamation.

La journaliste Katarzyna Markusz a également été interrogée par la police polonaise la semaine dernière, comme le raconte Times of Israël. Elle est soupçonnée d’avoir sali la réputation de son pays en rédigeant un article intitulé "La participation polonaise à la Shoah", un crime passible de trois ans de prison.

Interrogée par le journal Haaretz, la journaliste a défendu son travail : "J’ai écrit la vérité. Des Polonais ont été impliqués dans la Shoah. Ils ont trahi leurs voisins juifs, ils en ont même tué [certains]. C’est un fait. C’est stupide de devoir se retrouver à débattre de cela avec la police et que quelqu’un puisse se sentir offensé. Comment être offensé par la vérité ?"

L'attitude des Polonais face aux juifs n’a pas été homogène au cours de la Seconde Guerre mondiale. Si, d'un côté, de nombreux cas d'indifférence, parfois de cruauté, à l'égard de juifs ont été décrits par les historiens, la Pologne compte également le plus grand nombre de "Justes parmi les Nations" de tous les pays, soit plus de 7 000 personnes honorées par Yad Vashem pour avoir sauvé des juifs pendant la guerre.

Ralentir la recherche

Dans leurs travaux, les historiens cherchent à éclairer cette période de l’Histoire et à décrire cette complexité, mais face à de telles actions en justice, certains pourraient être refroidis dans leurs recherches. "Je crains que les procès se multiplient. Il s’agit d’essayer d’intimider les historiens et même au-delà", souligne Audrey Kichelewski. "Certains de mes collègues en Pologne me disent qu’ils ont des étudiants qui changent de sujet de thèse et qui se mettent à avoir peur de travailler sur ces questions. Mais d’autres estiment à l’inverse que face à ce climat ambiant, il faut au contraire se plonger dans cette période."

Les deux chercheurs incriminés ont pour leur part annoncé vouloir faire appel. "Je respecte la décision de justice mais j'ai du mal à l'accepter. J'espère que nos raisons seront prises en compte", a précisé le professeur Grabowski au quotidien Gazeta Wyborcza.

Au-delà de cet appel, le professeur a lui aussi décidé de se battre sur le terrain judiciaire. Comme le rapporte le journal Le Monde, Jan Grabowski a entamé une poursuite à l'encontre de la Ligue polonaise contre la diffamation. Cette dernière avait envoyé une série de pétitions jugées "mensongères" à l’Université d’Ottawa et réclamé son renvoi.

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