Quand les féministes se déchirent sur la prostitution (1/2) : les arguments réglementaristes
« Travail du sexe » ou « viol tarifé » ? Ces dernières années, la prostitution est (re)devenue un motif d’âpres échanges au sein du féminisme. Pourquoi tant de crispations ? Et quels arguments en jeu ? Passons en revue ceux des réglementaristes, en tentant de démêler les philosophies qui les sous-tendent.
« Mon corps, mon choix. » Les réglementaristes estiment qu’on n’a pas à interdire la prostitution en sanctionnant les prostituées* et les clients (position prohibitionniste), ni à la restreindre en pénalisant les seuls clients (position abolitionniste). Dans les deux cas, on porte selon eux atteinte à une liberté fondamentale : celle de disposer de son corps comme on l’entend. L’idée est que mon corps m’appartient, il est ma propriété, j’en fais ce que j’en veux. Si je veux le mettre à disposition d’un individu pour sa satisfaction sexuelle moyennant rémunération, c’est mon droit le plus strict. L’individu décide seul de ce qui est bon pour lui, la société n’a pas à le définir à partir d’une morale abstraite.
Retrouvez ici les arguments abolitionnistes, dans la deuxième partie de notre analyse.
On est là dans une conception libérale du corps, de la propriété et de la liberté : « L’Homme porte en lui-même la justification principale de la propriété, parce qu’il est son propre maître et le propriétaire de sa personne, de ce qu’elle fait et du travail qu’elle accomplit. » Les termes de John Locke (Second Traité sur le gouvernement civil, 1690) résument bien cette acception philosophique qui sous-tend le libre choix de se prostituer. Philosophiquement, les réglementaristes semblent aussi dualistes, séparant le corps et l’esprit : j’ai un corps plutôt que je suis mon corps. Mon intellect se sert de son corps au travail comme d’un instrument. Les différentes parties qui le constituent peuvent s’apparenter à des outils mobilisés en vue de tâches à accomplir – les organes sexuels aussi bien que les bras et les jambes.
La prostitution, un travail comme un autre. Pourquoi une telle diabolisation du « travail du sexe » ? demandent les réglementaristes. Le camp d’en face fait régulièrement état de l’extrême pénibilité qu’il constitue, mais ce métier est-il réellement plus harassant que beaucoup d’autres ? Le corps est-il plus abîmé dans la prostitution que dans le travail à la chaîne à l’usine ou dans le ménage des bureaux à 5 heures du matin ? Qu’on le veuille ou non, la prostitution est une prestation de services et devrait à ce titre garantir l’accès à un certain nombre de droits (accès à un contrat de travail, droit à la retraite, au chômage).
De plus, pour les réglementaristes, ce n’est pas « le travail du sexe » qui est en lui-même difficile, mais les conditions actuelles dans lesquelles il s’exerce. Lui donner un cadre législatif clair permettrait aux prostitué(e)s d’avoir davantage de protection, de mieux faire respecter les contrats de départ, d’éventuellement choisir leurs clients, de moins vivre dans la peur. De sortir aussi d’une forme de clandestinité à laquelle peut les pousser une législation abolitionniste.
Car, sans les condamner pour leur activité, celle-ci pénalise les clients : craignant d’être condamnés et moins nombreux, ceux-ci sont plus portés à se cacher et plus en mesure d’imposer leurs conditions. Le Syndicat du travail sexuel (Strass) milite aujourd’hui activement pour une telle reconnaissance et l’accès à de tels droits au nom de « la liberté individuelle, la liberté contractuelle et la liberté d’entreprendre ».
L’abolitionnisme, une discrimination « putophobe ». Sous couvert de vouloir aider les prostituées, les abolitionnistes et prohibitionnistes les traitent avec condescendance et paternalisme, en faisant d’elles des victimes par essence. Un peu comme ceux qui entendent dévoiler les femmes qui portent le foulard ou qui militent contre l’interruption volontaire de grossesse, selon les réglementaristes, les féministes qui font de la prostitution quelque chose de mal prétendent mieux savoir ce qui est bon pour les personnes concernées qu’elles-mêmes. En parlant de « viol tarifé », par exemple, les abolitionnistes disent en substance à l’individu qui se prostitue qu’il doit souffrir, que ce qu’il vit est difficile, anormal, violent. Et qu’il se fourvoie en croyant choisir librement ce qu’il choisit.
Ce comportement, perçu comme paternaliste donc, est l’un de ceux que légalistes désignent du néologisme de « putophobie » : en les victimisant, on parle pour les prostituées, on ne leur donne pas la parole. On ne tient pas compte du fait que 98% d’entre elles, d’après le Strass – un syndicat très militant –, étaient opposées à la loi de 2016 pénalisant les clients. Comme le résument Krystel Odobet et Corinne Monnet, de l’association toulousaine de santé communautaire Grisélidis : « L’abolitionnisme considère que toutes les personnes qui se prostituent sont des victimes et que, si elles n’en ont pas conscience, c’est qu’elles sont aliénées ou qu’elles mentent. Cela revient à les nier en tant que sujets politiques. »
Vouloir se prostituer, une orientation sexuelle comme une autre ? On pourrait regarder la volonté de se prostituer simplement comme un « kink » (une « déviance », une particularité dans les préférences sexuelles, en anglais), une pratique sexuelle comme une autre, et considérer que certains individus apprécient simplement avoir des relations tarifées. N’y a-t-il pas, dans cette volonté de maintenir la prostitution aussi loin que possible, une forme de gêne analogue à celle que l’on a pu observer vis-à-vis des droits d’autres « minorités sexuelles » ? Refuser que les prostituées exercent leur métier comme les autres, leur dénier le droit à certains acquis sociaux, cela pourrait par s’exemple s’apparenter au fait de manifester pour empêcher les homosexuels d’avoir accès au mariage ou à l’adoption. Plus encore, pour certains, c’est vouloir que l’on ne s’écarte pas d’une norme traditionnelle : « Les putophobes qui veulent abolir la prostitution sont comme les homophobes qui veulent guérir l’homosexualité », peut-on ainsi lire dans Fières d’être putes (L’Altiplano, 2007, consultable gratuitement et dans son intégralité sur le site de l’éditeur), un essai de Thierry Schaffauser et Maîtresse Nikita, du Strass.
En fait, la « phobie » dans la « putophobie » viendrait de ce qu’on pourrait craindre une remise en question d’une sexualité plus traditionnelle, basée sur le don et la monogamie. « Si la prostituée exerce son commerce dans des conditions décentes, abonde Virginie Despentes, les mêmes que l’esthéticienne ou la psychiatre, si son activité est débarrassée de toutes les pressions légales qu’elle connaît actuellement, la position de femme mariée devient brusquement moins attrayante. Car si le contrat prostitutionnel se banalise, le contrat marital apparaît plus clairement comme ce qu’il est : un marché où la femme s’engage à effectuer un certain nombre de corvées assurant le confort de l’homme à des tarifs défiant toute concurrence. Notamment les tâches sexuelles. » (King Kong Théorie, 2006).
La prostitution, un outil d’« empuissancement ». Pour la même Virginie Despentes, qui a vécu une – courte – période de prostitution, il y aurait une hypocrisie foncière à affirmer de but en blanc que la prostitution est de part en part une violence faite aux femmes que l’on veut maintenir loin de nos sociétés. En réalité, explique-t-elle, le rapport hétérosexuel serait à bien y regarder un rapport prostitutionnel : il est acquis, dans les consciences collectives, que l’homme, au sein du couple hétérosexuel, doit faire des petits cadeaux, petites concessions, petites attentions pour obtenir un rapport sexuel compensatoire : « Le pacte de prostitution “je te paye tu me satisfais” est la base du rapport hétérosexuel. Prétendre comme on le fait que ce rapport est étranger à notre culture est une hypocrisie. », écrit encore Despentes.
Si les sociétés ont besoin de tenir loin la prostitution, c’est d’après elle parce qu’en réalité, la plupart des femmes y trouveraient bien plus leur compte que dans le mariage. Despentes toujours : « Quand on affirme que la prostitution est une “violence faite aux femmes”, on veut nous faire oublier que c’est le mariage qui est une violence faite aux femmes, et d’une manière générale, les choses telles que nous les endurons. Celles qu’on baise gratuitement doivent continuer de s’entendre dire qu’elles font le seul choix possible, sinon comment les tenir ? » L’idée, c’est en substance que quitte à se « faire baiser » par un système patriarcal et hétéronormé, autant toucher une petite compensation. Il s’agit de « faire payer » les hommes, dans tous les sens du terme. Il peut d’ailleurs fort bien y avoir des jeux de renversement de domination, de dialectique du pouvoir, dans les relations clients/prostituées.
Despentes déclare enfin que se prostituer a été pour elle un moyen de se reconstruire après le viol qu’elle a vécu : « La prostitution a été une étape cruciale, dans mon cas, de reconstruction après le viol. Une entreprise de dédommagement, billet après billet, de ce qui m’avait été pris par la brutalité. Ce que je pouvais vendre, à chaque client, je l’avais donc gardé intact. Si je le vendais dix fois de suite, c’est que ça ne se brisait pas à l’usage. Ce sexe n’appartenait qu’à moi, ne perdait pas en valeur au fur et à mesure qu’il servait, et il pouvait être rentable. » D’après la médecin Judith Trinquart, entre 80 et 95% des prostituées auraient, de la même façon, subi des « antécédents sexuels » en France. Il peut aussi y avoir dans le choix de se prostituer la volonté de se reconstruire après un traumatisme, une sorte de vérification que son sexe demeure fonctionnel, qu’il n’a pas été annihilé. Certains réglementaristes sont malgré tout mal à l’aise vis-à-vis de ce motif, qui reviendrait à « psychologiser » le choix d’individus encore associés à des victimes et donc à le rendre, in fine, illégitime.
Et pour conclure…
Retrouvez ici les arguments abolitionnistes, dans la deuxième partie de notre analyse.
Réglementaristes comme abolitionnistes, on le voit, nourrissent des réflexions fouillées et argumentées. Ils s’appuient sur un argumentaire à la fois moral et politique. Des valeurs divergentes s’affrontent et, en tant que telles, elles ont un tour aporétique dans un débat contradictoire. Mais toutes, aussi crispantes soient-elles selon la sensibilité de chacun, ont droit de cité, et prétendent servir au mieux les intérêts des prostitué(e)s. Le problème principal est peut-être que la parole des premières concernées, quand elle est prise en compte, est partiellement entendue et morcelée, en vue de servir une idéologie prédéfinie. Les réglementaristes auront tendance à n’écouter que les épanouies ; les abolitionnistes, que les « survivantes ». Le rappeler en exposant les argumentaires en présence avec nuance et sincérité pourrait, nous l’espérons, contribuer à désamorcer l’émotion et la violence actuellement à l’œuvre.
* Par commodité, nous conservons le masculin pour qualifier les abolitionnistes et les réglementaristes, bien qu’un grand nombre de personnes prenant part au débat soit des femmes. Concernant le mot « prostituée », nous l’utilisons généralement au féminin, puisque plus de 90% des personnes concernées sont des femmes.
Expresso : les parcours interactifs
Comment apprivoiser un texte philosophique ?
Sur le même sujet
Quand les féministes se déchirent sur la prostitution (2/2) : les arguments abolitionnistes
« Travail du sexe » ou « viol tarifé » ? Ces dernières années, la prostitution est (re)devenue un motif d’âpres échanges…
Le débat sur la prostitution: entre dignité et propriété de soi
[Actualisation : la proposition de loi socialiste renforçant la lutte contre la prostitution a été définitivement adoptée par les députés mercredi…
La prostitution, ligne de faille entre féministes (1/2) : les arguments réglementaristes
Le débat sur la prostitution s’invite discrètement dans la campagne présidentielle. Ces derniers jours, le Syndicat du travail sexuel (Strass) et le Mouvement…
Axelle Jah Njiké : “Je crois en un féminisme qui émancipe de l’intérieur”
Axelle Jah Njiké, créatrice du podcast Me, My Sexe and I, prône l’émancipation par l’intime. Journal intime d’une féministe (noire) (Au diable…
La liberté
La liberté est d’abord une notion métaphysique : l’homme est-il libre ou déterminé par des contraintes qu’il ne maîtrise pas ? S’il est la cause première de ses choix, on dit qu’il possède un libre arbitre. Mais un tel pouvoir est…
Après la révolution, le retour de bâton ?
Près d’une moitié des sondés estime que la sexualité occupe une place trop importante dans la société. Omniprésente dans les médias et la…
Le “mauvais sexe” : fatalité ou violence ?
Selon Katherine Angel, nos désirs résident dans l’ignorance. Alors comment peut-on affirmer notre consentement avant et durant un rapport sexuel…
Trans contre féministes radicales : la nouvelle fracture
« L’affaire Rowling », qui a débuté lorsque l’autrice de “Harry Potter” s’est irritée de ne pouvoir appeler « femme » une personne qui a ses règles, au nom de l’existence des personnes transgenres, met en lumière un…