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Envoyée spéciale

Avortement et sexualité au Maroc : la fin des tabous

Au Maroc, les relations sexuelles avant le mariage sont interdites par la loi et passibles de prison, tout comme l’avortement. Deux interdits contournés. Entretien avec la sociologue marocaine Sanaa El Aji El Hanafi.

Un couple regarde la mer à Casablanca.

La promenade le long de la mer à Casablanca, un lieu de rendez-vous pour les couples et les familles.

Photo : Radio-Canada / Myriam Fimbry

On se rencontre à la Sqala, à l’heure du petit déjeuner, dans un restaurant typique de Casablanca, avec un long bassin et des jets d’eau au milieu de la cour intérieure. On est près de la Médina, de la Corniche et de la mosquée Hassan II.

Sanaa El Aji El Hanafi milite pour le droit à l’interruption volontaire de grossesse depuis une quinzaine d’années. Cette femme de 45 ans, non mariée et sans enfant, détonne dans la société marocaine. Son discours lui attire des foudres à l’occasion. En 2018, elle a publié un livre intitulé Sexualité et célibat, qui porte sur les relations sexuelles avant le mariage.

Et si, depuis peu, elle porte deux noms de famille, c’est parce qu’elle a récemment décidé d’ajouter le nom de sa mère à sa signature (El Hanafi), un geste symbolique fort et rare au Maroc : Je trouve injuste qu’on ne porte que le nom du père, comme si la mère n’avait qu’un rôle biologique, de tomber enceinte, d’accoucher, de s’occuper des enfants.

Docteure en sociologie et journaliste, elle a fondé et dirige la publication Marayana.com (en français, Nos miroirs), un média indépendant avec de petits moyens humains et financiers. Le site de débats de société aborde les droits de la personne, l’égalité des genres, les libertés individuelles, le rapport au corps et le rapport à la religion.

Sanaa El Aji El Hanafi.

Sanaa El Aji El Hanafi pense qu'on peut parler de tous les sujets. Tout dépend de la manière dont on les traite.

Photo : Radio-Canada / Myriam Fimbry

Est-il réaliste d’interdire les relations sexuelles avant le mariage?

Sanaa El Aji El Hanafi : Au Maroc, toute sexualité en dehors du mariage est interdite non seulement légalement mais aussi par la religion et est mal vue sur le plan social. Mais elle existe! On voit qu’il y a des relations d’amour entre hommes et femmes. Les moyens de contraception sont en vente libre. Beaucoup d’enfants naissent hors mariage. Donc, d’un côté, il y a une reconnaissance tacite dans la société que la sexualité existe avant le mariage entre personnes adultes et consentantes. De l’autre, il y a cet article 490 du code pénal qui interdit les relations sexuelles. C’est absurde et ridicule. La société évolue beaucoup plus que les lois et que les discours.

D’ailleurs, c’est comme ça que le mouvement Hors-la-loi est né en 2019 (appuyé par 490 personnalités, en référence à l’article 490). C’est une façon de dire que d'une certaine façon, on est tous des hors-la-loi! On a tous eu des relations sexuelles en dehors du mariage. Donc, soit vous nous mettez tous en prison, soit, à un moment donné, il faut un débat sérieux sur la sexualité!

L’article 490 est-il appliqué?

Il n’est pas systématiquement appliqué, mais c’est une épée de Damoclès! C’est-à-dire que des dizaines, des centaines de Marocains et de Marocaines peuvent avoir des relations sexuelles, mais si, à un moment donné, pour une raison X, il y a un contrôle ou une dénonciation des voisins, les gens peuvent aller en prison (les peines varient d’un mois à un an).

Parfois, quand les voisins entendent un mari battre sa femme, ils ne vont pas appeler les flics, mais quand il y a un jeune célibataire qui reçoit sa petite amie, ils vont les appeler parce que ce serait dangereux pour la société!

Et il y a les interprétations abusives de la loi. Quand un homme et une femme circulent ensemble dans une voiture, c’est tout à fait permis, mais il peut toujours y avoir un policier qui demande l’acte de mariage. Aujourd’hui, même des couples mariés qui voyagent avec leurs enfants sont obligés d’avoir une copie de leur acte de mariage.

À quel point le fait d'avoir de l'argent permet-il de contourner les lois?

Dans ma thèse de doctorat, j’ai mis en évidence une ségrégation économique. Les gens qui n’ont pas les moyens vont subir davantage ces atteintes aux libertés parce que, quand on a les moyens, on peut se permettre de louer deux chambres d’hôtel. On peut se permettre d’aller dans des hôtels 5 étoiles qui n’exigent pas systématiquement l’acte de mariage.

Même chose pour l’IVG. Quand on a les moyens, on peut partir à l’étranger, dans les pays où c’est autorisé, en Europe ou en Tunisie. Au Maroc, des médecins acceptent de le faire mais font payer le prix du risque et du danger de l’interdiction juridique. [Il en coûte jusqu’à 2000 dollars canadiens pour un avortement, NDLR.]

Au Maroc, il y aurait environ 600 avortements clandestins par jour. Les femmes qui veulent interrompre leur grossesse de manière volontaire vont le faire ou bien dans le circuit clandestin, avec tous les risques pour leur vie et pour leur santé, ou bien dans le circuit médical, mais alors elles subissent tout le chantage des médecins.

Les mains jointes posées d'une personne assise et vêtue d'un pantalon noir.

Quand une grossesse non souhaitée se produit, il vaut mieux l’interrompre volontairement que de faire subir à une femme une maternité qui n’est pas choisie.

Photo : Radio-Canada / Myriam Fimbry

Quel est votre point de vue sur l’avortement?

Je préfère parler d’arrêt volontaire de grossesse, parce qu’il faut considérer le choix de la maman. On est dans une société qui veut obliger une femme à être une maman, qui parle du droit à la vie du bébé, mais en fait, on s’intéresse au droit à la vie de l’enfant pendant les neuf mois qu’il passe dans le ventre de sa mère. Parce que dans une société comme le Maroc, dès qu’il naît, il est rejeté par la société. Il est semi-rejeté par les lois, parce qu’un enfant né hors mariage peut quand même bénéficier d’une identité depuis 2003. Mais il fera face à beaucoup de difficultés dans sa vie de tous les jours s’il n’a pas été reconnu par le père.

Donc, est-ce qu’on s’intéresse au droit à la vie de ces enfants après la naissance? Est-ce qu’on se demande si une femme est prête à être maman? On ne peut pas l’obliger sous couvert de traditions ou de valeurs. Il faut aussi respecter son choix, parce que sinon, par la suite, ça aura des impacts physiques, psychologiques, économiques et sociaux sur elle et sur l’enfant.

Une idée erronée dans notre société, c’est qu’à partir du moment où ce sera légalisé, toutes les femmes vont aller se faire avorter. En fait, je ne connais pas une femme au monde qui va se dire qu’elle pourrait tomber enceinte parce que l’avortement est légal. Mais quand une grossesse non souhaitée se produit, il vaut mieux l’arrêter volontairement que de faire subir à une femme une maternité qui n’est pas choisie.

Écoutez le reportage de Myriam Fimbry : Pour en finir avec les avortements clandestins au Maroc (Nouvelle fenêtre), diffusé le 2 avril 2023 à l’émission Désautels le dimanche.

Est-ce que la société marocaine est prête à entendre ce point de vue?

Dès qu’il s’agit des droits des femmes, des minorités sexuelles, des minorités religieuses ou de la liberté de conscience, on va toujours demander si la société est prête! Un humoriste a déjà dit que si les hommes pouvaient tomber enceintes, l’IVG serait autorisée dans les aires de repos des stations-service. Un homme peut avoir des relations sexuelles et se permettre d’avoir une vie libre par la suite, même quand cela donne lieu à une grossesse.

Deuxièmement, sur certaines questions, il faut de la volonté politique et pas forcément écouter la société. Si on avait écouté la société américaine dans les années 1960, les relations entre les Noirs et les Blancs seraient demeurées à un autre stade. Si on avait écouté la société française pour l’abolition de la peine de mort, elle n’aurait jamais été interdite. Donc, à un moment, il faut du courage politique pour mettre en œuvre certaines lois. Et de la sensibilisation à côté, bien sûr. Ce discours qui dit que ce n’est pas encore prioritaire, c’est aussi une façon de bloquer certaines évolutions, surtout quand il s’agit des libertés sexuelles et des droits des femmes.

Que font les politiciens et les politiciennes pour faire évoluer la législation?

Ils n’ont pas le courage de toucher à ces thématiques-là. Même les partis qui se disent libéraux, les partis de gauche, n’abordent pas de manière frontale ce type de débats. Ils sont dans un opportunisme politique et électoral, dans une période de populisme autour des traditions et de la religion. Certains peuvent être d’accord avec vous en aparté, dans des échanges privés, mais dès qu’il s’agit de prendre la parole publiquement, ils vont reprendre le discours des traditions marocaines, de la religion et de la culture musulmanes.

Dans une société où le rapport à la religion reste encore assez fort, ne serait-ce que dans les discours, toute action politique qui semble aller à l’encontre des traditions et de la religion risque d’être pénalisée sur le plan électoral.

Bien évidemment, les traditions, on ne les évoque pas quand on parle du harcèlement sexuel dans la rue, quand on parle de la corruption, de la triche dans les commerces. Non, les traditions, les valeurs, ça concerne uniquement la sexualité, et tout particulièrement le corps des femmes.

En fait, toutes ces questions – l’IVG, la virginité, le voile –, tout cela, finalement, c’est une façon de contrôler le corps des femmes de différentes manières. Même si on ne le dit pas de manière officielle et directe, beaucoup continuent à considérer que la place de la femme, c’est chez elle! Par exemple, on va dire que les femmes au foyer éduquent mieux leurs enfants que les femmes qui travaillent, même si ça n’a jamais été prouvé scientifiquement.

À quel point les gens veulent-ils abolir cet article sur les relations sexuelles?

C’est très compliqué et très complexe. Le citoyen et la citoyenne lambda ne vont pas se prononcer publiquement contre cet article parce qu’il y a cette dichotomie entre les pratiques et l’image qu’on veut donner de soi. Il y a une minorité qui transgresse et qui l’assume. Il y a une majorité qui transgresse, mais en cachette. Donc, ce manque de courage existe aussi dans la société elle-même. Alors je ne sais pas si c’est vraiment de l’hypocrisie ou si c’est une façon, disons, de contourner les lois, de se permettre certaines libertés sans avoir à en payer le prix socialement.

Parce que transgresser, assumer, ça demande un effort et un militantisme au quotidien. Il y a des gens qui considèrent que cette fatigue est nécessaire pour que la société change. Ces voix, de plus en plus, s’expriment. Les réseaux sociaux ont libéré beaucoup de voix. Et y a la majorité silencieuse, qui n’a pas forcément envie de militer et qui essaye de s’arranger : la loi existe, mais comment on va la contourner? C’est valable aussi pour la consommation d’alcool, le non-respect du jeûne pendant le ramadan et beaucoup d’autres choses qui touchent aux libertés individuelles.

Avez-vous espoir que les choses vont changer?

J’ai espoir, parce que le débat n’est plus élitiste aujourd’hui. La société marocaine fait des pas de géant. Peut-être que dans le passé, ces débats étaient liés à la bourgeoisie, à l’élite intellectuelle. Je pense qu’aujourd’hui, ils touchent toutes les catégories sociales et de tous les niveaux d’éducation. C’est en train de s’élargir progressivement, en tout cas dans le milieu citadin.

C’est en lien aussi avec l’évolution démographique. Dans les années 1960, les femmes se mariaient à l’âge de 17 ans et les hommes au début de la vingtaine, en moyenne. Dans les milieux populaires, on se mariait très jeune et on ne pouvait pas se poser la question des relations sexuelles hors mariage. Aujourd’hui, l’âge moyen du mariage est de 27 ans pour les femmes et de 32 ans pour les hommes. Donc, la réalité démographique fait en sorte que le débat sur le corps et sur la sexualité avant le mariage se pose par lui-même. Le débat est partout sur les réseaux sociaux, partout dans les médias, dans toutes les couches sociales. Mais ça prendra un peu de temps, peut-être toute une génération.

Aujourd’hui, moi, je choisis de faire partie de ceux qui assument la transgression et qui participent au débat, parce que c’est ce qui permettra d’accélérer le changement. Il faut pousser les gens à se poser les bonnes questions et à ne pas tomber dans les amalgames liberté sexuelle, ça veut dire débauche.

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