Daniel Lebgue (PrŽsident de Transparency International France)

Daniel Lebègue, Président de Transparency International France.

JPGuilloteau/L'Express

Les banques françaises devaient déclarer avant le 1er juillet l'intégralité de leurs activités dans les paradis fiscaux. Deux bastions du secret bancaire, la Suisse et Singapour, ont récemment accepté de se convertir à l'échange automatique de données fiscales, comme un nombre croissant de pays. La guerre contre les triangles des Bermudes de la finance planétaire est-elle enfin ouverte?

Publicité

Absolument. La lutte contre l'évasion fiscale connaît à l'heure actuelle une accélération historique. Et pour cause. Tous les Etats cherchent à élargir leur base de recettes afin de réduire leur déficit et leur endettement, y compris les pays émergents. En période de crise, quand les gouvernants appellent leurs citoyens à des sacrifices, la fraude fiscale devient intolérable. Or les flux financiers non déclarés représentent environ la moitié du total des flux internationaux. Dans un livre récent(1), l'économiste français Gabriel Zucman, professeur à la London School of Economics, évalue le montant total des avoirs financiers dissimulés dans les paradis fiscaux entre 4 600 et 6 400 milliards d'euros- une somme folle, qui engendrerait un manque à gagner fiscal de quelque 130 milliards à l'échelle du monde.

Pour l'Union européenne, la Commission avance le chiffre de 1 000 milliards d'euros de pertes de recettes liées à l'évasion fiscale, à la corruption et au blanchiment. En France, selon les estimations de Transparency International, l'organisation de lutte contre la corruption dont je dirige la branche française, le manque à gagner fiscal sur les avoirs, titres et propriétés échappant à l'impôt se situerait dans une fourchette de 40 à 60 milliards d'euros. La fraude à la TVA est responsable de la moitié de ces montants, l'autre moitié est imputable à l'évasion fiscale pratiquée par les particuliers et les entreprises. Mais les premiers effets d'une meilleure coopération internationale commencent à se faire sentir. L'Etat français, qui espérait récupérer 1 milliard d'euros de recettes fiscales en 2014 grâce aux régularisations engagées par un certain nombre de contribuables, a porté cet objectif à 2 milliards.

En avril 2009, le G 20 de Londres, qui réunit les 20 Etats pesant ensemble 85 % de l'économie mondiale, a promis de combattre les paradis fiscaux. Quelques mois plus tard, Nicolas Sarkozy, alors président, assurait: "Les paradis fiscaux, le secret bancaire, c'est terminé." Où en est-on cinq ans après?

Nous sommes au milieu du gué. Au nombre des acquis figure l'échange automatique des données fiscales, en passe de devenir la norme internationale, en lieu et place de l'échange à la demande. Certains Etats comme la Suisse, le Luxembourg, l'Autriche, Jersey, Andorre, Monaco ou le Liechtenstein ne jouaient pas le jeu de la coopération et de la transparence. Les pays s'engagent désormais à fournir à leurs partenaires le montant des avoirs et les soldes des comptes détenus chez eux par les résidents de ces Etats. C'est une avancée majeure qui permettra de lutter contre la fraude fiscale, la corruption et le blanchiment des fonds issus d'activités illicites. La législation américaine et le projet de directive européenne vont même plus loin, puisqu'ils incluent, au moins une fois par an, les transactions effectuées sur les comptes en espèces et en titres.

De nombreuses entreprises cultivent l'optimisation fiscale à outrance. Est-il possible de mieux contrôler ces pratiques?

L'obligation, pour les multinationales et les institutions financières, de déclarer leurs activités pays par pays n'est plus un voeu pieux. C'est déjà une réalité pour les grandes entreprises américaines et européennes du secteur extractif- pétrole, gaz et mines. L'Australie, le Canada et l'Afrique du Sud n'ont, en revanche, pas encore retranscrit cet engagement dans leurs législations nationales. Cette transparence des activités, y compris offshore, doit également devenir la norme pour les banques et les assurances, qui devront déclarer produit net bancaire- c'est-à-dire chiffre d'affaires -, effectifs, résultat net, impôts et taxes acquittés. L'Union européenne vient d'adopter cette règle.

Et les autres mastodontes de l'économie mondialisée, comme Google, Amazon et autres?

Au début de cette année, la Commission européenne a proposé d'étendre l'exigence de transparence à toutes les multinationales d'une certaine taille. Le sujet est sur la table.

Que reste-t-il du secret bancaire?

En Europe, le Luxembourg, la Suisse et l'Autriche, pays traditionnellement arc-boutés sur le secret bancaire, ont capitulé face au rouleau compresseur américain. Comme Jersey, Guernesey, les îles Caïmans, Singapour, le Liechtenstein et les îles Vierges. C'était ça ou les Américains retiraient aux banques de ces pays les licences leur permettant d'exercer leurs activités sur le sol des Etats-Unis et leur interdisaient les transactions en dollars. La loi Fatca [Foreign Account Tax Compliance Act], qui est entrée en vigueur le 1er juillet, oblige les banques étrangères à transmettre aux autorités américaines des informations sur les comptes bancaires détenus dans leurs pays par les contribuables américains.

De son côté, le Conseil de l'Union européenne a adopté, le 24 mars 2014, une directive renforçant les règles applicables au sein de l'Union européenne en matière d'échange d'informations sur les revenus de l'épargne dans le cadre de la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales. Les Etats membres devront mettre en place la législation nécessaire pour se conformer à cette directive avant le 1er janvier 2016.

La France fait-elle figure de bonne élève?

Oui, la France est une bonne élève. Nous avons pris les devants dans certains domaines. Ainsi, comme vous l'avez évoqué, la loi bancaire de 2013 a imposé aux banques de déclarer l'intégralité de leurs établissements et de leurs activités dans les paradis fiscaux avant le 1er juillet 2014. Ce texte a également créé un registre public des trusts dans lequel doivent figurer les structures dont au moins l'un des bénéficiaires réside en France ou dont l'un des actifs se trouve dans l'Hexagone.

En 2009, l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) avait dressé deux listes: la noire, sur laquelle figuraient les champions de l'opacité; la grise, réservée aux Etats priés de mieux faire. Aujourd'hui, la première est vide et la seconde ne dénonce plus que deux parias, Nauru et le Guatemala. Les pays qui dérogent aux nouvelles règles sont-ils néanmoins punis?

La loi française a édicté des sanctions financières à l'encontre des territoires dits "non coopératifs", c'est-à-dire ne répondant pas aux demandes de coopération fiscale de l'administration. Elles incluent notamment une surtaxe très pénalisante des flux financiers qui sont destinés à ces Etats ou en proviennent. Quant à l'OCDE, elle analyse les réglementations pays par pays et, à l'automne 2014, elle publiera une nouvelle liste d'Etats insuffisamment coopératifs sur laquelle la Suisse pourrait figurer. C'est une menace redoutable. Les gouvernements visés s'exposent à des mesures de rétorsion financières et fiscales et à des restrictions d'accès aux marchés publics de leurs partenaires.

La Grande-Bretagne est parfois taxée de double jeu: elle prône la transparence et la coopération internationale, mais certains des territoires de la Couronne figurent parmi les places offshore les plus opaques....

Depuis un an, les Britanniques ont pris deux initiatives. Le Premier ministre, David Cameron, a réuni à deux reprises les territoires de la Couronne pour leur demander d'adopter le système d'échange automatique de données fiscales. A la fin de 2013, il a décidé d'engager l'action contre les abus de l'optimisation fiscale à laquelle se livrent certaines multinationales parmi les plus profitables du monde, telles que Google, Facebook, Twitter, Walmart et Amazon, qui ne paient quasiment pas d'impôts au Royaume-Uni. Le manque à gagner pour le Trésor britannique se chiffre en dizaines de millions de livres chaque année.

L'économiste Gabriel Zucman estimait récemment que "nous sommes encore au niveau zéro de la lutte contre les paradis fiscaux". Pèche-t-il par excès de pessimisme?

Je ne partage pas son opinion. Je travaille depuis trente-cinq ans sur la régulation des flux financiers. Or, jusqu'à la crise financière de 2008, aucun progrès réel n'a été réalisé en matière de coopération internationale et de transparence. On peut dire que cela ne va pas assez vite, mais regardons le chemin parcouru depuis 2008 et surtout 2012! Des pays accros au secret bancaire ont dû accepter une nouvelle règle du jeu. Tous, même les plus récalcitrants, ont fini par se rallier à une action internationale commune, qui débouche sur une plus grande transparence. Certes, il reste du travail. Tant qu'existeront ces trous noirs de la finance mondiale que représentent les trusts, la bataille ne sera pas gagnée.

Justement, cette bataille contre l'opacité des trusts, à défaut d'être gagnée, est-elle au moins engagée?

C'est la priorité 2014 de Transparency International: nous voulons rendre transparentes les structures écrans, ces trusts, fiducies, fondations et autres, qui permettent à des personnes physiques et morales de dissimuler leur identité, leurs avoirs et leurs titres. Jersey, la Suisse et les îles Caïmans s'en sont fait une spécialité. On retrouve de telles structures opaques dans les deux tiers des dossiers de corruption traités en France. Nous avons formulé des propositions qui sont inscrites à l'agenda 2014 du G 20.

Dans tous les pays existent des registres du commerce recensant les activités et les dirigeants des entreprises. Nous suggérons que cette obligation de déclaration soit élargie aux trusts et aux fondations et que figurent dans ces registres les bénéficiaires réels et les propriétaires de toutes les sociétés. Mais les pays anglo-saxons restent très attachés à ce type de structures... Nous devons encore aller de l'avant. La mondialisation de l'économie est une bonne chose. La libre circulation des personnes, des biens, des capitaux et des idées fait progresser le niveau de vie de centaines de millions d'individus. Quand les pays ouvrent leurs frontières, la paix et la démocratie progressent. Mais cette mondialisation risque de se fracasser sur l'expansion non contrôlée de la finance de l'ombre et des flux financiers illicites. Cela, les citoyens n'en veulent plus.

(1) Auteur de La Richesse cachée des nations. Enquête sur les paradis fiscaux (Seuil-la République des idées).


Publicité