Après la soupe de légumes ou l'infusion, la promesse de "detox" est aujourd'hui associée aux moments passés sans outils numériques. En France comme aux USA, des séjours de "digital detox" sont offerts aux vacanciers désireux de se "sevrer" de leurs excès d'usages numériques.
Ce marketing curatif répond à une pathologisation du rapport à la technologie qui se traduit dans l'usage d'un lexique ad hoc: on se dit "addict" à son mobile, on parle de "binge watching" comme de "binge drinking", de nomophobie, ou encore de FOMO (Fear Of Missing Out)...
Une enquête ethnographique menée dans la cadre de l'Observatoire sociétal de la Fédération Française des Télécoms nous apprend que, s'il ne reçoit pas l'aval des psychiatres, cet étiquetage pathologisant abondamment relayé par les médias fait écho à un désir partagé de rompre avec certaines habitudes numériques que les individus conçoivent comme aliénantes. Mais ce désir exprime une réalité bien plus complexe que ne le laisse entendre la phraséologie abusive de l'addiction.
Frontières de l'addiction pathologique
Revenons sur la notion d'"addiction", qui après avoir longtemps été du ressort exclusif de la religion et la morale sous le nom "d'abus", ne laisse pas de poser des problèmes de démarcation dans le champ de la santé mentale.
Ce trouble du comportement est envisagé en psychanalyse comme la mise en place progressive de moyens de défense autour d'une faille narcissique initiale. Définie comme une "pathologie du lien", l'addiction est une forme "d'auto-traitement qui se substitue à une dépendance relationnelle que le sujet ne parvient pas à élaborer psychiquement ", selon les termes de l'addictologue Jean-Luc Venisse. Cette conduite a donc d'abord une valeur de sauvegarde psychique. Mais l'équilibre ainsi instauré est éminemment précaire: le comportement tendant à se répéter mécaniquement se solde par des alternances d'une jouissance fugace de plus en plus difficile à obtenir et de sentiment de vide, d'épuisement et d'insatisfaction croissante, tandis que le sujet se retrouve isolé, marginalisé, aliéné dans la dépendance...
Ces trente dernières années ont vu s'élargir le spectre de cette pathologie, qui inclut désormais les addictions comportementales, mais aussi par exemple la dépendance au sucre, à la "junk food", aux jeux d'argent ou au travail. Les frontières entre le 'normal' et le 'pathologique' en deviennent d'autant plus difficiles à tracer. Face à cette difficulté diagnostique d'un trouble qui se diversifie et se banalise, le critère le plus saillant pour les cliniciens reste celui, subjectif, de la "perte de la liberté de s'abstenir": malgré des dommages psychiques et/ou physiques reconnus par le sujet, et en dépit de sa volonté et de ses tentatives, celui-ci échoue à réduire la conduite ou à la cesser.
Ce rapport à l'action dérèglée par l'incapacité d'opérer un contrôle de soi n'est pas le seul fait d'un sujet déterminé par son histoire personnelle: elle est aussi produite par "un moment socio-culturel" (Claude Olievenstein) que sociologues (Alain Ehrenberg) ou philosophes (Bernard Stiegler et Ars industrialis) conçoivent comme favorable au développement des addictions. Si l'idée d'une "addiction généralisée" au numérique ne fait pas sens pour eux, les soignants addictologues invoquent les stimulations marchandes et relationnelles outillées par les technologies numériques comme un écosystème entrant en résonnance avec des fragilités individuelles. Pour Jean-Luc Venisse, "l'honnête homme du XXIème siècle" serait "celui qui face à toutes les sollicitations qui nécessairement animent ses pulsions, est capable de mettre en jeu une capacité d'inhibition régulatrice et d'articuler son propre espace de liberté avec celui d'autrui".
C'est à cet "honnête homme" qui travaille sans relâche à s'auto-réguler que ressemblent les individus connectés d'aujourd'hui, plus qu'aux sujets dépendants qui ont échoué à ajuster leur comportement, et pour lesquels une intervention thérapeutique est légitime.
Fatigue de l'auto-régulation
A l'écoute de nos interviewés, il apparait clairement que le fantasme de "digital detox" est l'expression non pas d'une dépendance, mais d'une plainte: celle du labeur nécessaire pour s'auto-discipliner face aux tentations et aux sollicitations numériques dont les outils numériques sont porteurs. Ce n'est pas d'échouer au jeu de l'auto-contrôle qui pèse pour la grande majorité des individus, mais d'y parvenir trop bien, au prix d'arbitrages incessants entre des ordres de priorité.
Les mots usuels inspirent parfois de faux débats. Une vie que l'on dit "connectée" n'est pas un branchement continu, une connexion permanente, mais précisément une discipline de l'intermittence: les moments "avec" succèdent avec les moments "sans" dans des rythmes toujours singuliers, qui cherchent à ménager une place pour le travail, le repos, la rêverie, la curiosité, l'amitié, ... entre autres tenants de notre multiplicité.
L'aiguillage de l'attention par lequel les individus cherchent à rendre compatible des pans de leur vie est une ingénierie numérique: mettre son mobile sur silencieux, tourner l'écran face contre table, partager ses regards entre son interlocuteur et les SMS qui s'affichent, surveiller ses enfants de l'oreille quand on est devant son ordinateur, désactiver des fonctions puis les réactiver, sont des exemples ordinaires de gestion avec lesquelles on veut rompre le temps des vacances...
Définir la place du travail est un travail en lui-même que nombre d'individus opèrent mobile à la main. En témoignent ces nouveaux messages d'absence de bureau qui précisent que le congé s'accompagnera d'une "pause numérique" ou "électronique" - comme s'il fallait aujourd'hui pour cesser de travailler, prendre congé deux fois: de son employeur, et de ses usages numériques...
Nos interviewés entendent "déconnecter" pour rompre avec des façons de faire, sans rompre pour autant avec les outils numériques. "Prendre une demi-heure le matin pour régler toutes les affaires courantes avec mon mobile et ensuite passer la journée tranquille", "Ne regarder mes mails à aucun prix, mais ne jamais rater une édition du Monde, où que je me trouve...", "Laisser mon ordinateur chez moi mais utiliser ma tablette tactile": les désirs de déconnexions sont faits notamment de programmes de reconversion vacancière des outils numériques.
Nouveaux Robinsons
Toutefois, si elle n'est que très rarement mise en œuvre, la "déconnexion radicale" séduit: elle est un des nouveaux visages de l'expérience extrême. Les cures de "digital detox" offertes par des hôteliers ingénieux ont des charmes d'île déserte où il faudra réapprendre à faire du feu, et faire autre chose de ses mains.
L'imaginaire aujourd'hui fertile de la déconnexion se nourrit d'un fantasme de rupture avec notre quotidien non seulement professionnel, relationnel, ou organisationnel, mais plus fondamentalement avec le quotidien de nos gestes élémentaires. "Marcher sans rien dans les mains", "faire du bateau sans vérifier du regard si j'ai eu un message l'écran de mon téléphone" sont ce à quoi aspirent certains de nos interviewés.
La direction et le rythme de nos regards ont été refaçonnés par les outils numériques, et avec eux l'ensemble de notre gestuelle et de nos modes d'attention. Consulter ses messages sur son téléphone s'avère être parfois un geste aussi irrépressible et aussi contagieux qu'un bâillement.
Le désir de "déconnexion" porte la trace de ce tournant anthropologique. Quitter ses outils numériques, c'est, comme Robinson sur son île, revenir à des gestuelles antérieures - faire machine arrière: une forme de réplique, quasi-sismique, à la révolution que le numérique a occasionnée dans nos manières d'être.
Reprendre la main et se ménager un écart réflexif sur des habitudes devenues parfois réflexes est l'un des objectifs déclarés de ces déconnexions rêvées. Le rite d'inversion n'a pas besoin pour cela d'être radical: une restriction de ses usages suffit, aux dires de nos interviewés, à procurer l'écart nécessaire pour se dégager de ce que les habitudes d'usage peuvent avoir d'asservissant et conserver ce qu'elles ont de libératoires.
Quitter ponctuellement les écrans qui nous tiennent lieu d'environnement et les usages qui nous tiennent lieu de gestes quotidiens est la Robinsonnade d'aujourd'hui: un traitement de soi par l'expérience, qui n'a nul besoin d'être médicalisé.