Menu
Libération
Analyse

En Inde, la biométrie au service de la lutte contre la corruption

New Delhi a lancé un programme colossal pour fournir des cartes d’identité numériques. Objectif : améliorer le quotidien des 1,2 milliard d’habitants.
par Célia Mercier, Correspondante à Bangalore
publié le 10 août 2014 à 19h16

C'est la plus grande base d'identification biométrique du monde. Le programme indien Aadhaar comptabilise près de 650 millions de personnes enregistrées, déjà la moitié de la population du sous-continent. Lancé en septembre 2010, il a amorcé une révolution technologique. Et en coulisse, le français Morpho (filiale du groupe Safran), l'américain L1 et le japonais NEC sont à pied d'œuvre pour relever ce défi, à l'échelle de la démesure de l'Inde. «Un million de personnes sont enrôlées chaque jour, cela donne le tournis !» raconte Hervé Ledemé, responsable Morpho à Bangalore pour le projet Aadhaar. «A titre de comparaison, à ce rythme, la population française aurait été enregistrée en deux mois.»

Tradition. Le système est unique au monde : Aadhaar fournit à chaque habitant un numéro à douze chiffres qui est associé à sa «signature digitale», conservée dans une base de données géante. Dès que nécessaire, l'identité de la personne est confirmée en une seconde grâce à un lecteur d'empreinte. Le choix d'une infrastructure virtuelle de biométrie est un vrai défi, avec à terme 1,25 milliard de personnes concernées. Dans le contexte du chaos bureaucratique et de la corruption qui gangrène le pays, elle assure une fiabilité optimale, avec potentiellement d'innombrables applications.

La biométrie va d'ores et déjà permettre aux plus pauvres, qui ne possèdent souvent aucun document, d'avoir une existence officielle. Pour établir une carte, nul besoin de justificatif de domicile ou de certificat de naissance. Il suffit de donner ses empreintes digitales, de se faire photographier le visage et les iris. «Cette combinaison de données permet d'établir une identité unique. La possibilité que deux personnes au monde aient ces mêmes caractéristiques est quasi nulle», explique Hervé Ledemé. Jusqu'à présent, il n'existait aucun moyen d'identification fiable en Inde car, suivant la tradition britannique, il n'y a pas de cartes d'identité. «Pour ouvrir un compte en banque ou lors d'un acte administratif, c'est un chemin de croix, il faut fournir quantité de papiers qui sont laissés à l'appréciation de votre interlocuteur», constate Joachim Murat, directeur général de Morpho en Inde. Cette carence provoque aussi une dilapidation massive des aides sociales. Le gouvernement dépense 60 milliards de dollars (45 milliards d'euros) par an pour les 400 millions d'habitants qui vivent sous le seuil de pauvreté, avec moins d'un euro par jour. Cette population a droit à des programmes «cash contre travail», des denrées alimentaires subventionnées, du gaz moins cher, etc. Mais, selon un rapport de 2006, 73% de cet argent atterrit dans les mauvaises poches. Fraudes à l'identité, corruption à tous les échelons, bien peu parvient au bon endroit. Avec le numéro Aadhaar, difficile de tricher : il n'y a pas de doublon dans le système et la fabrication d'identités fictives devient impossible. La sécurité des données est renforcée : «Elles se trouvent dans un coffre-fort informatique et sont codées, de sorte qu'elles seraient inutilisables pour un hacker», explique Hervé Ledemé. Une fois les plateformes d'utilisation mises en place, les bénéficiaires des allocations pourront ouvrir un compte avec leur numéro et recevoir directement leurs aides. «Toutes les démarches pourraient être simplifiées, y compris avec le secteur privé, comme commander une carte SIM, valider un acte de propriété, assurer le suivi d'un dossier médical… C'est potentiellement un formidable levier de croissance et de développement», estime Joachim Murat.

Terroristes. Avec plus de 400 millions d'euros déjà dépensés, Aadhaar a été l'un des projets phares du Parti du Congrès (centre gauche). Mais ce dernier vient d'être évincé après dix ans au pouvoir. Et le Parti du peuple indien (BJP, droite nationaliste), qui a remporté les élections mi-mai, a violemment attaqué Aadhaar pendant une campagne placée sous le slogan «un minimum de gouvernement, un maximum de gouvernance». Le Premier ministre, Narendra dénonçait à l'époque «un gadget politique sans aucune vision».

D'autres questionnent la confidentialité des informations. Seront-elles partagées avec d'autres agences ? Récemment, la Cour suprême a refusé l'usage de la base de données à la police, qui souhaitait identifier un violeur grâce à un relevé d'empreintes. La plus haute autorité indienne a réaffirmé que les données ne pouvaient être partagées sans l'autorisation de leur propriétaire. Les détracteurs d'Aadhaar brandissent aussi la menace de la sécurité intérieure de l'Inde, dénonçant le risque d'enregistrement de terroristes pakistanais ou d'émigrés clandestins du Bangladesh, puisque la délivrance de la carte ne requiert pas de preuve de nationalité. «Aadhaar vous donne juste une identité, elle ne vous donne pas de citoyenneté», a répliqué Nandan Nilekani, ancien fondateur d'Infosys, pionnier de l'informatique en Inde, qui chapeautait le projet à la tête de l'Autorité indienne pour l'identification unique.

En dépit de ses réticences, le nouveau gouvernement ne remettra pas en cause Aadhaar. «Le BJP a tiré à boulet rouge sur Aadhaar avant les élections, mais c'était une posture politique», estime un observateur. New Delhi devrait donc débloquer près de 400 millions d'euros de budget pour permettre la poursuite du programme. Il n'y aurait alors plus qu'à enregistrer les quelque 600 millions de personnes restantes.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique