Au fast-food, elle était à la table d'à côté. Débriefing avec les copines du mariage de son frère. Elle en revenait juste. Une cérémonie dans la plus pure tradition conservatrice de son village, à l'ouest de l'Algérie. Elle raconte que “les mariés ne s'étaient jamais adressé la parole avant.” Ni au téléphone, et encore moins en vrai. Ce n'était pas le plus traumatisant. Le récit de la nuit de noce allait provoquer en moi un mélange de dégoût-vertiges-nausées. Les copines écoutaient l'histoire avec davantage de sérénité. La quiétude de celles qui savent. Qui ont coutume de vivre ce genre de choses. 

“Mon frère a entraîné son épouse dans la chambre, sous l’œil des invités. Mes cousins applaudissaient à tout rompre.” Claquement de porte. Bruits de talons. Les tantes qui accourent à l'étage et se massent devant la pièce. Pendant ce temps, la fête se poursuit. L'euphorie. La jeune fille devient femme. Une consécration pour les siens. Sa mère, surtout. Le trésor caché toutes ces années entre les cuisses de sa fille va enfin trouver preneur. Pas par un pirate de passage. Par celui pour qui elle s'est préservée. 

“Ça a duré longtemps, raconte la soeur de l'époux. Et puis mon frère est sorti.” Les youyous, la joie, les larmes. Les tantes qui attendaient devant la chambre se pressent à l'intérieur pour embrasser la mariée. “Elle était sous le drap, en nuisette” décrit la jeune narratrice. Les invités défilent. Les baisers aussi. Les hommes congratulent l'époux. Il l'a fait. Il n'est ni impuissant, ni homosexuel. Le voilà devenu un mâle respectable. Sa femelle promet à sa belle-mère d'être bientôt fécondée.

Aucune place pour l'intimité. Même pour un moment aussi important que la première rencontre avec l'homme dont on est censé partager le reste de la vie. Comment se construit un couple dont le premier coup de rein est vécu avec la mère, le père, les sœurs, les oncles, les tantes, les cousins, les voisins ?

“Sais-tu ce qu'ils ont fait du drap ?” demande l'une des copines. “Généralement, la mariée le garde et le donne à sa maman” répond la seconde. L'une d'elles raconte comment sa voisine a étendu sur le balcon le linge ensanglanté, témoin de la virginité de sa fille. Dieu merci, ma mère vit au rez-de-chaussée.

C'est toujours lui qui appelle. Quoique “appeler” n'est pas le terme adéquat. Il se manifeste. SMS. Facebook. Twitter. “Hey, ça fait un bail ! On se voit ce soir ?" Il n'est ni beau, ni moche. Juste pratique. Il a de la conversation et de l'humour.

La première fois, c'était il y a pile un mois. On avait prévu de se retrouver au restaurant, mais je n'avais ni le temps ni l'envie pour un classique entrée-plat-dessert. Alors j'avais été directement chez lui. La bouteille de rouge était déjà sur la table à mon arrivée. Ouverte. Il s'était servi un verre pour se donner du courage. Ça ne l'a pas empêché de tourner autour du pot pendant quarante-cinq minutes. J'ai fini par arracher ses vêtements. Une heure plus tard j'étais de retour chez moi.

Depuis, je ne sais jamais comment réagir à un "Hey, ça fait un bail ! On se voit ce soir ?” Certes, ce n'est pas le coup du siècle. Mais depuis que je suis arrivée à Alger, c'est le seul. Faute de grives, on mange des merles. Et même si je dîne rarement, il m'arrive d'avoir des fringales à combler.

Alors j'ai répondu. “Ok pour ce soir. Tu veux faire quoi ?” Il n'a pas tardé à se manifester de nouveau : “Je passe te chercher à 21h. Cette fois, c'est moi qui gère.” Deux pensées ont traversé mon esprit : il ne sera jamais à l'heure, et la soirée promet d'être foireuse. Sans doute pour me prouver que j'avais raison, je n'ai pas annulé.

21h. Pas de nouvelles. 21h30. Je commence à me préparer. Sait-on jamais. 22h. Toujours pas de nouvelles. 22h30. J'essaye de l'appeler. Il ne décroche pas. 23h. Toujours rien. Minuit. Je m'endors, rimmel aux yeux, loose au coeur.

Le lendemain, pas un message d'excuse, rien. Il pourrait être mort. Avoir eu un accident. Peut-être dois-je essayer de contacter nos amis communs ? Je culpabilise d'avoir été égoïste et de n'avoir pensé qu'à ma soirée gâchée. Jusqu'à ce statut Facebook, posté à 11h : “Super soirée foot entre amis. On est d'accord que le Real Madrid est overrated ?”

Trois jours plus tard, nouveau SMS : “Désolé pour la dernière fois. Tu fais quoi ce soir ?” Machinalement, j'ai répondu : “Rien. Tu proposes quoi ?”

Il me voit trois à quatre fois par semaine. J'achète du lait, du pain, du fromage, du jus, des œufs. Parfois, je m'autorise une petite folie. Du Nutella ou des céréales. Rarement, je surveille ma ligne. J'essaye de me fondre dans la masse, mais je sais que mon accent me trahit. Quoi qu'il en soit, il me reconnaît. Il sait que j'habite dans le coin et que je suis une cliente régulière de son épicerie.

Il n'empêche. C'est à chaque fois le Vietnam pour obtenir ce que je veux. Son échoppe est exiguë. Il faut d'abord se frayer un passage parmi les autres clients pour parvenir jusqu'à la caisse. Jouer des coudes, presque. Ensuite, il faut s'imposer. Crier plus fort que les autres pour un produit exposé derrière le comptoir ou juste pour avoir le droit de payer ses courses.

Pendant ce temps, un vieux monsieur - prioritaire -, une vieille dame - prioritaire -, un écolier - prioritaire -, une voisine - prioritaire -, un jeune homme - prioritaire -, vous passent devant. En deux temps, trois mouvements, leur affaire est réglée. Eux savent comment faire pour arriver après vous mais repartir avant.

Un jour, pendant que je comptais ma monnaie, un client m'a glissé : “Faut faire comme les autres, mademoiselle. Ne les laissez pas vous passer devant. Battez-vous. Vous ne survivrez pas à Alger avec votre excès de politesse.” “Mais l'épicier me connait, il a vu que j'étais là avant. C'est à lui de gérer ça normalement.” Le client s'est mis à rire. J'ai cru déceler un peu de pitié dans son regard.

C'était il y a six mois. Rien n'a changé depuis. Je continue à aller à la même épicerie. A acheter du lait, du pain, du fromage, du jus, des œufs. A me faire doubler par les mêmes profils. Seule nouveauté : je sais désormais que l'un des vendeurs s'appelle Moh. Quand l'attente se prolonge, c'est lui que j'appelle à la rescousse : “Moh, s'il te plait…” Lui aussi ça le fait rire.

C'était peut-être la seule fois que j'ai aimé autant pendant ma courte vie, et cela n'a duré qu'un seul mois. Je suis tombée amoureuse de lui à Alger, et je suis tombée amoureuse d'Alger avec lui. 

Il était 8h du matin, plein mois de novembre. J'étais allongée nue sur son lit, en face de la fenêtre. Seul le vent caressait ma peau. Le lit était vide. Les draps m'avaient pour eux. Je me réveillais juste, au son des accords doux de guitare andalouse. Hotel California version Gypsy King qui résonnait dans la pièce. Mon téléphone était éteint. J'avais découché sans prévenir mes parents.

La veille, ma soirée s'annonçait pourtant courte. Il était venu me chercher après le travail. Je préparais à ce moment là des examens et lui travaillait à Dely Brahim avec son père. On devait innocemment aller dîner. On avait commencé par un bar dans le centre ville. A 10h du soir, il était plus sage de se remplir le ventre d'alcool. Après une dizaine de bières, quelques verres de vins, et un shot de liqueur de riz que je soupçonne d'avoir été frelatée, il était temps pour nous de rentrer. 

Arrivés devant chez moi, Rumi n'avait pas voulu s'arrêter. En dépit des conséquences que cela pouvait avoir, il était décidé à m'emmener jusque chez lui, à Palm Beach, pour entamer, ou conclure, cette soirée arrosée. Ivre d'amour et saoulée par la boisson, mon envie avait pris le dessus sur ma raison. Je le désirais tellement, et je n'avais eu aucun moyen de l'embrasser ou de le toucher cette soirée. La bienséance !

Le matin, je me foutais bien de ce qui allait m'arriver en rentrant à la maison, ou encore des remarques que j'allais recevoir. Je vivais une passion à Alger. J'étais déterminée à en boire chaque goutte. Tout frais, tout propre, il m'apporta un petit déjeuner au lit, que je fis vite de mettre sur le côté. Je mourrais de faim, mais je pouvais parfaitement me nourrir d'amour et d'eau fraiche. Le courant d'air frais sur mon corps contrastait avec la chaleur de ses mains et de ses baisers. Pour nous, cette matinée n'avait ni fin ni lendemain. 

Sa maison était juste à côté de la mer, dans un quartier réputé pour ses cabarets et ses maisons closes. Cela ne fut donc pas une surprise pour nous de découvrir que sa voiture avait été visitée, décortiquée, démantelée par des voleurs. Il restait bien heureusement le volant pour que Rumi me dépose à la maison. Sur l’autoroute, entre Cheraga et Alger, accrochée à sa main je me sentais voler. Nous étions si légers, dans ce squelette automobile. On s’enfonçait un vendredi matin dans les artères de la capitale. Les rues étaient vides …

Tu vis seule et parfois tu dînes dehors. Parce que pas le temps de faire les courses. Pas le temps de faire à manger après une longue - et dure - journée. Parce qu'envie de changer, tout simplement. Deux options s'offrent à toi : dîner avec les copines, dîner avec des copains.

La première a des avantages certains. Discussions enflammées sur l'actualité, les amis en communs, les garçons - “ahhhh les garçons” -, la découverte d'une nouvelle coiffeuse, etc. Tu en ressors toute neuve. Comme après un passage à la station service, quand la voiture est toute propre et que le plaisir de la conduite revient.

Ça fait un bien fou mais le plaisir est gâché neuf fois sur dix par : le serveur qui te regarde comme si tu te prostituais, le gars à la table d'à côté qui te regarde comme si tu te prostituais, la fille attablée avec le gars d'à côté qui te regarde comme si tu te prostituais, le taxi qui vient te chercher qui te regarde comme si tu te prostituais. Une fille ou un groupe de filles de sortie le soir, ça fait forcément le tapin.

Au bout de quelques dîners entre copines, tu finis par renoncer à cette option. Invitons des hommes à nos victuailles et réservons les confidences entre filles au thé du samedi après-midi. 

Avec eux, il faut trouver la bonne formule. La bande idoine. Les bons garçons qui s'entendent avec les bonnes filles. Eviter ceux qui ont dragué tes copines dans le passé. Evidemment, cercle ni trop restreint, ni trop large pour pouvoir converser. Le tête-à-tête est proscrit : trop ambigu. A moins d'avoir des vues sur le garçon.

A la fin du dîner, il ne faut jamais faire l'affront de sortir les billets pour régler ta part. C'est une atteinte à la virilité de tes amis. Au mieux, tu demandes avant l'arrivée de la douloureuse qui règle quoi. Tu payes si tu y es autorisée. Souvent, tu ne l'es pas. Et c'est alors à ton tour de te regarder, une fois rentrée chez toi, comme si tu te prostituais.