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Le jeu vidéo ukrainien, hanté par l'histoire et la littérature

Alors que l'OTAN a confirmé, jeudi, la présence de plus d'un millier de soldats russes sur le territoire ukrainien, sortait le même jour le jeu « Metro : Redux », une version remise à jour du plus connu des jeux vidéo ukrainiens.

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Publié le 28 août 2014 à 20h23, modifié le 01 septembre 2014 à 15h53

Temps de Lecture 6 min.

Jaquette de S.T.A.L.K.E.R. : Shadow of Chernobyl (2006).

Ironie de l'histoire : alors que l'OTAN a dénoncé, jeudi 28 août, la présence de plus d'un millier de soldats russes sur le territoire ukrainien, sortait le même jour sur PC, PlayStation 4 et Xbox One, le jeu Metro : Redux, une version remise à jour du plus connu des jeux vidéo ukrainiens. Développé par le studio 4A Games, le titre, qui réunit des mises à jour des deux épisodes de la série, est adapté de l'œuvre de l'écrivain russe Dmitri Glukhovski. Grave, pessimiste et oppressant, il s'agit du dernier étendard en date d'une industrie méconnue mais à l'identité forte.

Des armes à feu, des mutants peu ragoûtants, des affrontements sanglants… Pour quiconque n'y prêterait qu'un œil rapide, le jeu vidéo ukrainien est à ranger et (oublier ?) dans la masse des jeux d'action occidentaux. Pourtant, il y a dans la production ukrainienne une gravité et une inquiétude qui ne se retrouvent que rarement de manière aussi systématique.

Qu'il s'agisse de la série S.T.A.L.K.E.R., chasse à l'homme cynique dans les paysages mélancoliques de Tchernobyl, de Metro 2033, exploration horrifique des sous-terrains oppressants d'une Moscou ravagée par l'hiver nucléaire, ou encore prochainement de Survarium, vaste terrain de guerre à la végétation pâle et au ciel dépressif après une catastrophe écologique indéterminée, une même mélancolie semble infuser leurs mondes.

S.T.A.L.K.E.R. Shadow of Cernobyl, figure de proue du jeu vidéo ukrainien.

« L'amusement n'est pas notre but »

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Derrière cet étrange air de famille, pas de hasard, mais un état d'esprit partagé. « L'amusement en lui-même n'est pas notre but premier, il n'est pas notre dogme, convient Andrew Prokhorov, directeur créatif de 4A Games, cité par le site spécialisé IGNIntroduire de l'optimisme dans les terres sinistrées de S.T.A.L.K.E.R. et Metro serait blasphématoire. Il n'y a simplement rien de léger ou d'optimiste à propos de ces mondes. »

Cité dans le même article, Ruslan Didenko, chef de projet sur S.T.A.L.K.E.R. : Call of Pripyat et sa suite spirituelle Survarium va même plus loin : « Il y a du tragique dans nos jeux. Dans les jeux occidentaux, le héros est plus un Robinson qui se retrouve dans une île déserte. Il sait quoi faire et comment le faire pour rendre le monde meilleur. Dans nos jeux, en général, cela ne fait qu'empirer. »

Le tout premier jeu vidéo ukranien, Chasm the Rift, en 1997, réunissait déjà thème militaire, univers post-apocalyptique et créatures mutantes. Ce qui aurait alors pu passer pour un simple écho de Doom et Quake, deux célèbres jeux de tir américains à l'univers volontiers sombre et sanglant, n'a pourtant fait que se confirmer avec les années.

Chasm : The Rift, premier jeu ukrainien commercialisé.

A tel point que S.T.A.L.K.E.R. : Shadow of Chernobyl, sorti en 2006, est aujourd'hui le jeu le plus emblématique de l'industrie ukrainienne. Et même lorsque l'univers se pare de couleurs vives, c'est pour mieux distiller le malaise d'une dystopie, comme dans Cradle, en cours de développement.

Le poids de l'histoire

« A mon avis, il y a plusieurs facteurs derrière la formation du jeu vidéo ukrainien et qui lui ont donné ses aspects caractéristiques, et la réalité soviétique et postsoviétique en est une, avec sa nature déprimante », explique au Monde.fr le directeur artistique de ce dernier, Ilya Tolmachev, également impliqué sur les deux suites de S.T.A.L.K.E.R., Call of Pripyat et Blue Sky.

Interrogé sur le même thème par IGN, le directeur créatif de la série Metro, Andrew Prokhorov, esquisse un début de réponse similaire. « Je pourrais bien sûr citer l'explication classique, Tchernobyl, la chute de l'URSS, la crise des années 1990 et la société atypique qui en a résulté, et ce serait en partie vrai. »

La science-fiction des Strougatski

Pour Ilya Tolmachev, le cœur de l'inspiration ukrainienne est toutefois à rechercher dans les arts, et notamment le corpus des frères Arkady et Boris Strougatski, écrivains peu connus en France, mais auteurs de science-fiction majeurs dans le monde russophone. 

Bien moins connus à l'international qu'Isaac Asimov, ils ont écrit à quatre mains les principaux romans d'utopie puis de dystopie de la littérature russe. Ils sont notamment les auteurs de Stalker, le roman d'anticipation à l'origine aussi bien du long-métrage de Tarkovski de 1979 que du jeu vidéo du studio GSC Game World de 2006. Mais il ne s'agit que d'un des vingt-huit livres de science-fiction publiés par les deux frères entre 1958 et 1990, et qui ont fait d'eux les figures emblématiques d'un sous-genre très prisé de la littérature russe, l'utopie.

« Après la Révolution d'octobre, sous le régime de Lénine, la littérature de science-fiction à caractère utopique était vue comme une bonne manière de populariser l'idée d'un progrès politique et technologique radical, resitue l'universitaire Yulia Kulikova dans un mémoire dédié à la question de l'influence des frères Strougatski sur la science-fiction russe. Comparé au début du XXe siècle, la période après 1920 a accouché d'un nombre considérable d'œuvres à propos de sociétés utopiques marxistes. »

Par la suite, sous Staline, les écrivains utopistes seront au contraire emprisonnés, au nom du réalisme socialiste, qui proscrit ce type de divertissement. Le genre renaît à la mort de Staline en 1953, porté par le lancement réussi de Spoutnik en 1957 et le vol spatial de Youri Gagarine en 1961, mais investi des mêmes interrogations sociétales qu'au début du siècle.

« La science-fiction soviétique est la fille de la Grande Révolution, et cela explique sa mission et ses caractéristiques. Notre science-fiction est humaine et engagée socialement et idéologiquement », revendiquaient ainsi les deux frères, cités par Yulia Kulikova.

Un art de la dystopie réaliste

Leur philosophie s'est répandue au jeu vidéo ukrainien, où en mêlant dystopie écologique et réalisme minutieux, des studios comme GSC ou 4A Games interrogent les conséquences sociétales des catastrophes passées et possiblement à venir. « Leurs livres ont eu une énorme influence sur la manière de penser des pionniers du jeu vidéo ukrainiens. Leur œuvre a apporté un sens du détail très minutieux pour le contexte », confirme Tolmachev. « L'atmosphère et la crédibilité sont nos divinités », reconnaît Prokhorov.

Celles-ci se retrouvent aujourd'hui dans Metro : Redux, et son monde post-apocalyptique crédible, presque palpable, sa société de survivants organisés, mais aussi la minutie de la réalisation, perceptible dans les décors rouillés, les couloirs vieillis et les jeux d'atmosphère immersifs, des efforts de peinture qui donnent aux mutants une présence d'autant plus troublante. Là encore, le style des frères Strougatski n'est pas loin. « Leur technique littéraire de base, dans de telles contre-utopies, c'est de juxtaposer la réalité de tous les jours et le fantastique », décrypte dans son mémoire Yulia Kulikova.

Metro Redux (2014).

Tout en quittant la zone de Tchernobyl et le réseau souterrain de Moscou pour les hauts plateaux mongols, l'un des jeux ukrainiens en projet les plus intrigants, Cradle, mettra en scène une fille mécanique au corps mis en pièce dans « U science-fictionCe qui fait dire à Tolmachev que le science-fiction ».

On ne peut pourtant pas réduire les productions ukrainiennes à des jeux de tir hantés par le thème de la catastrophe nucléaire. Le pays est même l'un des principaux fournisseurs européens de jeux de stratégie. Mais là encore, l'histoire du pays n'est jamais très loin. La série Cossacks est la plus emblématique de cette approche, à l'image de son premier épisode, European Wars, qui couvre la naissance d'un territoire cosaque, fondation de l'Ukraine moderne, aux XVIIe et XVIIIe siècles.

Et lorsque en début d'année 2014, en pleine période de manifestations à Maidan, des développeurs indépendants « s'amusent » à revisiter un jeu d'adresse populaire comme Angry Birds, c'est pour donner naissance à Angry Ukrainians, jeu d'adresse dans lequel le joueur doit projeter des manifestants proeuropéens contre les barricades et les forces de l'ordre.

Ce sera le plus léger des jeux créés lors des événements et repérés par le Kyiv Post : un autre, Yanukovych: Prison 3D, met en scène la vie en cellule de l'ancien président ukrainien, tandis que le plus sulfureux, EuroMaidan 2014, prenait la forme d'un jeu de tir réaliste dans les ruines de Kiev. 

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