Eric Reinhardt, la stratégie du cheval de Troie

Parce qu'il rêvait d'écrire, il s'est d'abord fait éditeur. Puis il a surmonté ses peurs et empoigné le stylo. Aujourd'hui, critique et public récompensent l'œuvre d'un homme déterminé.

Par Michel Abescat

Publié le 30 août 2014 à 00h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h18

Marion, sa femme, se souvient du jeune homme de 23 ans, aux allures de poète, rencontré chez Albin Michel, « un peu lunaire », le dos lesté d'un petit sac rempli des livres d'art qu'il était chargé de placer dans les entreprises pour leurs cadeaux de fin d'année. Un garçon timide, troué de « doutes, de failles, d'inquiétudes », mais « extrêmement déterminé ». A l'époque, elle n'imaginait pas qu'ils partageraient leur vie, mais elle savait déjà qu'il écrirait des livres. Eric Reinhardt aussi, qui n'a jamais douté qu'il serait un jour écrivain.

Il serait un artiste, se construirait en s'opposant à tout ce que représentaient ses parents, son père en particulier, un homme « terre à terre », « matérialiste », « sans grande sensibilité », qui bossait dans l'informatique, ne s'intéressait qu'à ses affaires, toujours du côté des patrons et des nantis alors qu'il se faisait « piétiner » par ses supérieurs et ses clients. Vingt ans plus tard, Le Moral des ménages, son deuxième ­roman largement autobiographique, en témoignera encore, débitant au tranchoir cette adolescence étouffante dans un lotissement de la banlieue parisienne, à l'heure de la « so­ciété libérale avancée » : la table de cuisine en formica bleu pâle, le gratin de courgettes bihebdomadaire, le camembert qui doit « faire la semaine », les ritournelles de Michel Delpech et le téléphone qui sonne sur France Inter au moment du dîner : « Bonjour, c'est à vous, posez votre question ! »

On imagine assez bien la réaction des parents quand le jeune Eric leur jetait à la figure qu'il ne voulait pas devenir un « esclave du patronat » et proclamait haut et fort qu'il serait écrivain. « Qu'est-ce que c'est que ce rêve ? Très peu d'écrivains vivent de leur plume, tu vas finir clochard », disait sa mère, qui « envisageait toujours l'avenir sous les plus noirs auspices, comme si nous étions guettés, ma sœur et moi, par le désastre », raconte aujourd'hui celui qui a fini par arriver à ses fins. En acceptant quelques compromis, évidemment. Pas d'études de lettres, mais une prépa HEC, pour « assurer les arrières », qu'il va vivre, contre toute attente, comme un moment de grâce. De la philo, du français, de l'histoire-géo, à Paris, au lycée Jacques-Decour, « là où Mallarmé avait enseigné ». Mallarmé qu'il lisait avec ferveur, à l'instar de Villiers de L'Isle-Adam, des compagnons de route dont on retrouve la trace aujourd'hui dans ses romans.

La conquête d'un rêve

Eric Reinhardt, comme il se plaît à le dire, est ainsi né deux fois. La première à Nancy, le 2 avril 1965. Et la seconde à Paris, en 1983, où, délivré du carcan familial, il part à la conquête de son rêve en « utilisant la tactique du cheval de Troie » : intégrer une école de commerce, se servir de son diplôme pour obtenir un job dans l'édition. Et, fort de cette position stratégique, devenir éditeur et écrivain. Il sortira ainsi médiocrement classé de l'Institut supérieur de gestion, qu'il a consciencieusement négligé au profit d'un stage d'un an et demi chez un petit éditeur, Le Castor astral, qui lui apprendra toutes les ficelles du métier, des réunions de représentants à celles du comité de lecture, en passant par la comptabilité. A l'époque, les diplômés d'écoles de commerce ne se pressant pas aux portes des entreprises culturelles, son CV attire l'attention. Et c'est ainsi qu'il travaille chez Albin Michel, puis dans l'édition d'art, d'abord chez Flohic Editions, qui vient de se créer, puis chez Eric Hazan, maison exigeante et haut de gamme, où, d'abord embauché comme directeur général, il sera vite repéré comme bien meilleur éditeur que gestionnaire. Le cheval de Troie a parfaitement fonctionné.

Eric Reinhardt

Eric Reinhardt Photo : Olivier Metzger pour Télérama

Les rêves peuvent ainsi se réaliser, comme le lui avait montré sa grand-mère maternelle, couturière à Cavaillon, qu'il adorait. Cette grand-mère provençale avait une petite maison de couture réputée où se pressaient les bourgeoises de Cavaillon, d'Avignon ou de Marseille. « Elles venaient avec des photos de Grace Kelly ou d'autres stars de cinéma, disaient “je veux cette robe ou ce manteau”, et ma grand-mère, très douée, les reproduisait fidèlement », se souvient le petit-fils dont l'élégance, le raffinement vestimentaire, le goût des beaux tissus et des belles coupes trouvent là leur origine. A l'instar de sa vocation d'artiste ? « Elle était très littéraire, quand elle ne cousait pas, elle lisait. Simone de Beauvoir en particulier, car elle était aussi féministe, anticléricale, très engagée à gauche. »

L'esprit de notre temps

Si la stratégie du cheval de Troie lui a permis de devenir éditeur, le passage à l'acte de l'écriture se fait attendre. Juste des notes et des notes, dans des carnets. « Je suis entré dans l'âge adulte avec la peur de la vie, la peur de l'échec, la peur du monde extérieur », écrit Eric Reinhardt dans Cendrillon, paru en 2007. « Je remettais sans cesse à plus tard le moment où enfin je me lancerais », explique-t-il aujourd'hui. Jusqu'au moment où Flohic Editions dépose son bilan. Le voilà au chômage, sans excuse. « Sponsorisé par les Assedic, j'ai commencé à écrire mon premier roman, Demi-sommeil, mais en réalité, comme j'avais autant peur de l'écriture que du monde réel, je m'y suis enfermé, j'écrivais de manière obsessionnelle, je secrétais du texte à la manière d'un ver à soie, sans plan ni angle. » Deux ans et demi de travail, mille pages noircies, jusqu'à l'épuisement des droits au chômage et l'entrée aux éditions Hazan. « J'ai repris confiance en moi, retravaillé mon texte, mais cette fois avec un projet : j'étais déterminé à faire un livre » : Demi-sommeil est publié par Actes Sud, en 1998. Il a 33 ans.

Après les Assedic, les indemnités de licenciement financent l'écriture du deuxième roman. Eric Hazan vend sa maison à Hachette ; Reinhardt, remercié, entame Le Moral des ménages et devient éditeur free-lance pour libérer son temps. Existence, Cendrillon, Le Système Victoria voient ainsi le jour. La reconnaissance critique, le succès public des deux derniers, qui rendent avec une rare acuité l'esprit de notre temps dominé par la finance mondialisée, lui permettent de se consacrer entièrement à l'écriture de L'Amour et les Forêts, qui paraît en cette rentrée. Le pari semble définitivement gagné.

L'angoisse est là pourtant, « la même qu'au premier jour », constate sa femme. « L'angoisse de ne pas y arriver, de ne pas être légitime », de faire moins bien qu'avec les livres précédents. Son exigence, sa progression, sa créativité se nourrissent ­ainsi de ses peurs, qui agissent comme un ressort, créent une dynamique. Le rêve d'écrire était vital. « C'est pour moi un moyen d'accéder à ma propre vérité ; si je n'écrivais pas, j'aurais le sentiment de ne pas exister. L'écriture atteste ma vie et ma présence au monde. Et, faisant cela, j'ai l'ambition de transmettre cette sensation à mes lecteurs. » Accordez-vous à vos rêves, disait-il dans Cendrillon, inventez chaque jour votre vie en créant à chaque instant de la beauté, proclamait l'héroïne du Système Victoria, directement connectée à l'énergie du monde. Soyez singulier et fidèle à vous-même, peut-être est-ce cela la majeure de ses livres, comme de sa vie.

A lire

L'Amour et les forêts, éd. Gallimard, 368 p., 21,90 €.

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