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L'homme et son iPhone 6 : l'être et le néant ?

JUSTIN SULLIVAN/AFP

FIGAROVOX/TRIBUNE - Alors qu'Apple vient de dévoiler sur nouveau modèle d'iPhone, Jean-Sébastien Philippart analyse les conséquences selon lui mal comprises de l'évolution technologique sur notre rapport au monde et à l'humain.


Jean-Sébastien Philippart est Conférencier à l'Ecole Supérieure des Arts de Bruxelles.


Il est malheureusement de coutume pour la philosophie, du moins continentale, de cultiver une certaine technophobie en pensant apercevoir systématiquement dans la course au développement technologique les signes avant-coureurs de la fin de notre civilisation. La technologie ne serait rien d'autre que l'autodestruction programmée d'une culture occidentale mondialisant ses métastases. C'est principalement et d'abord Heidegger qui va donner ses lettres de noblesse à cette technophobie en conférant au caractère rudimentaire de sa répulsion des atours romantiques et métaphysiques.

Dans un monde façonné par les réseaux sociaux, le sujet n'est plus maître chez soi nulle part. Virtuellement, des millions de regards sont en mesure de s'approprier « ma » vie qui ne fait dès lors plus que circuler et se répand, se dissout dans les circuits électroniques.

L'angoisse de Heidegger devant le péril absolu que constitue pour lui la technique moderne ne manque toutefois pas de lucidité. En effet, bien avant l'ère du Web, les analyses heideggériennes mettent l'accent dans les années 50 sur la tendance massive à l'interconnexion comme l'un des traits essentiels de la technique moderne. Mais pour Heidegger un monde interconnecté est un monde où l'on ne se préoccupe plus des objets en tant que tels. L'obsession de l'interconnexion néglige les choses au profit de leur liaison, au profit du système. Les choses n'apparaissent plus alors que comme les pièces de rechange d'un système où toute chose perd sa singularité puisqu'elle est désormais destinée à être remplacée, une fois usée. Or un monde où l'on a perdu de vue les objets est un monde où l'on a perdu de vue ceux qui s'en préoccupaient: les sujets, c'est-à-dire les hommes. Pour Heidegger, la disparition des objets singuliers signe, dans un monde uniformisé par la technique, la disparition de l'homme comme être singulier et pensant auquel s'est substitué le consommateur.

Autrement dit, à l'heure du Web, le diagnostic sans remède des heideggériens (ou philosophes apparentés) peut être le suivant. Dans un monde façonné (et fasciné) par les réseaux sociaux, le sujet n'est plus maître chez soi nulle part. Virtuellement, mille regards, que dis-je, des millions de regards sont en mesure de s'approprier «ma» vie qui ne fait dès lors plus que circuler et se répand, se dissout dans les circuits électroniques. Or un sujet sans propriété, exproprié, n'est plus un sujet digne de ce nom.

Je remarque en tout cas que les contempteurs du Web reprochent à celui-ci d'exacerber le virtuel, c'est-à-dire pour eux le désincarné, alors qu'en réalité, le Web exacerbe notre incarnation. C'est pourquoi ça marche tant.

Certes. Mais ce qui fait qu'un sujet peut en quelque sorte afficher sa vie, ce qui fait qu'un sujet n'est pas un monde clos sur soi mais un être qui s'expose et s'expose virtuellement au regard de tous, ce n'est pas d'abord le fait d'être pris dans un réseau technologique. C'est le fait d'être incarné. Pensons à ces moments de honte où l'on voudrait tout simplement ne pas être là, alors que notre corps, tout rouge, manifeste on ne peut plus lourdement notre présence. Mon corps est en même temps ce qui me trahit et fait que «ma» vie porte toujours la trace des autres. Que je le veuille ou non, mon corps fait de moi un être pris dans un ensemble de relations qui me dépassent.

Au nom de la maîtrise de soi, faut-il pour autant vouloir «zapper» ce corps que je ne saurais voir? Je remarque en tout cas que les contempteurs du Web reprochent à celui-ci d'exacerber le virtuel, c'est-à-dire pour eux le désincarné, alors qu'en réalité, le Web exacerbe notre incarnation. C'est pourquoi ça marche tant.

Ce qui est en cause me répondra-t-on n'est pas tant la circulation que la vitesse à laquelle ça circule. Marx l'avait déjà en effet souligné: l'infrastructure technologique se développe toujours plus vite que le reste, ce reste que les technophobes vont appeler «culture» en l'opposant à la barbarie technicienne. L'angoisse du technophobe vient au fond de ce qu'il se sent dépassé par des innovations technologiques qui bousculent ses habitudes culturelles.

Comprendre en premier lieu que la technologie n'est pas d'abord un dispositif inhumain suscitant la fascination ou la répulsion, mais un mode de relation au monde intrinsèquement humain.

Mais depuis quand être dépassé empêche-t-il de penser? Rappelons que la chouette symbolise la philosophie parce qu'elle prend son envol au crépuscule, c'est-à-dire après que les choses ont eu lieu. Penser, c'est toujours penser après coup. Au beau milieu du désastre que constitue pour lui notre époque technicienne, Heidegger lui-même entend encore penser.

Cependant à quoi bon penser s'il est déjà en quelque sorte trop tard? Dans le cas de la technologie, comme le souligne l'œuvre de Gilbert Simondon, la tâche de la pensée consiste, par le recul, à comprendre le sens de ce qu'est vraiment un objet technologique. Comprendre en premier lieu que la technologie n'est pas d'abord un dispositif inhumain suscitant la fascination ou la répulsion, mais un mode de relation au monde intrinsèquement humain. Et à ce titre, un objet culturel comme un autre.

Et c'est précisément par cette compréhension qui réintègre l'objet technologique à la culture, que nous pouvons faire face aux dangers que peuvent contenir la technologie. Car de la même manière que l'homme peut se laisser emporter par ses passions, qui sont toujours des passions destructrices, l'objet technologique porte toujours potentiellement en lui une part aveugle qui le pousse à fonctionner de manière incontrôlée. Mais cette part aveugle nous ne pouvons y être attentifs qu'à condition de nous mettre à penser plutôt qu'à céder à la passion. Autrement dit, la technophobie est une passion qui ne peut qu'exacerber le mal qu'elle croit dénoncer.

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13 commentaires
  • mmdums@orange.fr

    le

    A bon! "penser c'est penser après cout".Non, penser, c'est prévoir, prévenir, anticiper, c'est réfléchir aux causes et aux conséquences. Après, c'est trop tard, on tire les conséquences de n'avoir pas pensé. La technofolie ferait bien de penser!!

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