D'elle, l'Australie ne connaît que l'âge et les initiales. Elle est pourtant devenue le visage d'une immigration clandestine que le premier ministre, Tony Abbott, avait promis au soir de son élection de faire disparaître. A 6 ans, « A.S. » est la principale plaignante d'une action collective intentée par plusieurs milliers de demandeurs d'asile contre le gouvernement de Canberra pour protester contre leurs conditions de détention.
Depuis plus d'un an, la fillette vit dans le centre de Christmas Island, un confetti de terre de 135 kilomètres carrés perdu dans l'Océan indien, à quelque 1 600 kilomètres au nord-ouest de l'Australie, réputé surtout pour ses plages paradisiaques et sa population de crabes rouges, estimée à 40 millions d'individus. C'est là notamment qu'au nom de la nouvelle politique migratoire australienne baptisée « Stop the boats » – « Arrêtons les bateaux » – sont envoyés les immigrés clandestins venus principalement d'Afghanistan, du Sri Lanka, d'Irak et d'Iran, et qui tentent d'atteindre les côtes australiennes.
« L'ÉTAT AUSTRALIEN VOLE LEUR ENFANCE »
Selon son avocat, A.S. souffre depuis son incarcération de maux dentaires, d'allergies non traitées, d'énurésie, d'un bégaiement important, et d'un syndrôme de stress post-traumatique sévère dû à la séparation avec sa mère, envoyée sur le continent pour accoucher voilà plus d'un an. L'équipe médicale du centre lui a également diagnostiqué une dépression nerveuse.
« A.S. est une enfant dramatiquement triste et anxieuse, présentant d'importants troubles mentaux », résume ainsi son avocat, Jacob Varghese, du cabinet Maurice Blackburn. « Elle est l'une des nombreux enfants qui ne supportent pas leur détention à Christmas et à qui l'Etat australien vole l'enfance. » Comme A.S., 908 adultes et 169 enfants étaient détenus sur l'île fin juin, selon les dernières statistiques disponibles.
Les conditions de rétention de ces migrants sont régulièrement dénoncées depuis 2001, date à laquelle le gouvernement conservateur de John Howard a décidé d'opter pour ces prisons insulaires. Mais la situation sur place a largement empiré depuis que le procédé, pourtant abandonné entre 2008 et 2013, a été repris et généralisé. L'Australie a en effet multiplié les centres d'accueil, après des accords signés notamment avec la Papouasie-Nouvelle-Guinée et l'île de Nauru. En échange de compensations financières de la part de Canberra, les deux Etats accueillent désormais une large partie des quelque 20 000 migrants arrivés clandestinement par voie maritime dans le pays en 2013.
« DES NUMÉROS ET NON PLUS DES NOMS »
Mais les associations de défense des droits de l'homme n'ont de cesse de dénoncer l'insalubrité de ces structures sorties rapidement de terre, dans des pays eux-mêmes sous-développés. Depuis cet été, les témoignages accablants s'accumulent sur les drames qui s'y déroulent. Les ONG de défense des droits de l'homme, s'appuyant sur le témoignage anonymes de plusieurs personnes de l'équipe médicale, dénoncent ainsi une recrudescence du nombre de tentatives de suicide à Christmas Island, particulièrement chez les femmes, avec 14 cas recensés.
Au Guardian, une infirmière expliquait que certaines pratiques « lui rappelaient les récits de camps de concentration durant la seconde guerre mondiale », tandis qu'une équipe de 15 médecins écrivait sa préoccupation concernant des patients contraints de « supplier pour des traitements ». Ils déplorent le fait que leur « intégrité professionnelle soit remise en cause », car ils sont « payés pour fouler au pied leur éthique médicale ».
Après ces nombreuses alertes, une commission avait été chargée le 3 février d'établir un rapport sur le traitement des enfants dans le centre de Christmas Island. Les membres de cette équipe, qui comptaient notamment plusieurs psychiatres, avaient décrit « un enfer » où les jeunes détenus « en détresse visible » étaient identifiés « par des numéros et non plus par leur nom ». Ils avaient notamment publié des dessins réalisés lors d'évaluations psychologiques, et affirmaient qu'entre le 1er janvier 2013 et le 31 mars 2014, 128 enfants se sont infligés des blessures, assimilables pour certaines à des tentatives de suicide. Un rapport qui avait donné lieu à plusieurs auditions publiques, et une intervention au Parlement australien, laquelle est pour l'heure restée lettre morte.
« PLUSIEURS MILLIERS DE PLAIGNANTS »
Une inertie fédérale qu'entend dénoncer le cabinet Maurice Blackburn. « L'action collective concerne tous les migrants qui ont une maladie, une blessure, ou attendent un enfant, et dont l'état de santé s'est détérioré parce que le gouvernement ne leur offre pas les soins nécessaires, malgré ses obligations légales », explique la firme, qui affirme que quasiment toute la population du centre est concernée. La plainte déposée est en outre rétroactive, et vise tous les détenus depuis trois ans, soit « plusieurs milliers de plaignants », selon le cabinet d'avocat. Tous espèrent faire reconnaître la responsabilité de l'Etat fédéral, et obtenir des compensations. L'Etat du Victoria, qui a enregistré la plainte collective, doit statuer d'ici quelques mois dans cette affaire.
Cette procédure judiciaire vient accabler un peu plus la politique migratoire australienne, mise à mal par une autre affaire. Le 6 septembre, Hamid Kehazaei, un Iranien de 24 ans, a été évacué en urgence du centre de rétention de Manus Island, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, vers l'hôpital de Brisbane, sur le côte Est de l'Australie. L'homme est mort des suites d'une septicémie, contractée après l'infection d'une blessure légère au pied.
Le ministre de l'immigration, Scott Morrison, a déploré que l'affaire permette à certains « d'affirmer à tort que la qualité des soins dans le centre de Manus Island est en cause, alors qu'elle est irréprochable ». Le ministre a tout de même annoncé l'ouverture d'une enquête pour déterminer les responsabilités dans la chaîne médicale.
Autorisée à visiter le camp papou en novembre 2013, Amnesty International Australie avait pourtant publié un rapport édifiant sur les conditions de vie du camp de Manus, dénonçant notamment les dortoirs surpeuplés, des conditions d'hygiène déplorables – on compte 16 toilettes pour 500 hommes dans un bâtiment – un manque d'eau potable et de produits de base (chaussures, savon, shampooing).
« Si la “qualité de soins irréprochable” du camp de Manus Island a laissé quelqu'un mourir parce qu'il s'est coupé le pied, alors ce centre doit être fermé », a plaidé le sénatrice écologiste Sarah Hanson-Young. Sous la pression politique et médiatique, le porte-parole du gouvernement a annoncé que le rapport d'enquête serait rendu public. « Cela permettra de montrer à quel point le gouvernement Abbott tient à la transparence autour du traitement des demandeurs d'asile. »
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