Radiohead, Coldplay, Black Keys… ils nagent à contre-streaming

En plein âge d’or du numérique, certains groupes ont choisi d’aller à contre-courant. De la bataille contre l’écoute gratuite à l'anti-digital à l'extrême, petit tour d’horizon des musiciens frondeurs.

Par Amandine Sanial

Publié le 18 septembre 2014 à 12h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h18

Il y a ceux qui distillent leur album sur YouTube avant même sa sortie. Ceux qui l'offrent aux 500 millions d'utilisateurs d'iTunes – même à ceux qui n'ont rien demandé. Ceux qui blindent leur compte Spotify de morceaux parfois inédits. Ceux pour qui le CD n’existe même plus. Et puis, il y a les autres. Des cadors du rock aux petits groupes indé, une fronde d’amoureux de la musique se dresse petit à petit contre la frénésie du tout-numérique. Chacun milite à sa manière, du retrait des plateformes de téléchargement au retour au vinyle. Avec une certitude qui les rapproche : la musique n'est pas faite que pour être écoutée depuis Internet.

« Ne vous méprenez pas : les nouveaux artistes que vous découvrez sur Spotify ne seront pas payés. » Thom Yorke n’y va pas par quatre chemins. En quelques années, le leader de Radiohead a fait de la lutte contre les plateformes de streaming son cheval de bataille. Soutenu dès le départ par Nigel Godrich, son producteur et acolyte au sein du groupe Atoms for peace (dont ils ont d'ailleurs retiré les morceaux de Spotify), le mouvement de Thom Yorke a depuis pris de l’ampleur : le groupe Foals a par exemple rejoint la famille des anti-Spotify il y a moins d’un an. Yannis Philippakis, le chanteur, ne s'est pas gêné pour témoigner de sa haine envers le site suédois, ce « service vorace qui escroque les artistes […] Je préfère que quelqu’un vole un vinyle plutôt qu’il l’achète ou l’écoute en streaming sur Spotify ».

Au même moment, David Byrne, chanteur des Talking Heads, fait part au Guardian de son dégoût pour Spotify, qu’il n’hésite pas à qualifier de « catastrophe » pour la créativité : « Internet va vider le monde de toute création artistique. » Mais plutôt que de se contenter de cracher sur les plateformes de streaming, Byrne joint l'acte à la parole : le 25 février dernier, il monte sur scène avec Mike Mills de R.E.M., John McCrea du groupe Cake et le guitariste Marc Ribot lors d’un concert à Greenwich Village à New York pour faire la promotion de la « Content Creators Coalition », un collectif qui veut se battre pour obtenir « l'équité et la dignité des artistes à l'ère numérique ». « Ce genre de collectif est aujourd’hui possible parce que les musiciens et les artistes en ont marre », explique Marc Ribot au New York Times : « Il en faut beaucoup pour qu’un musicien fasse partie d'un comité. Mais au vu de la situation actuelle, nous savons que nous n’avons plus le choix. »

Stratégie marketing

Au printemps, le groupe Coldplay a, à son tour, refusé que son dernier album Ghost Stories soit disponible sur Deezer et Spotify… Au grand désarroi de la plateforme de streaming suédoise, qui partage son chagrin sur la page descriptive du groupe : « L'artiste ou ses représentants ont décidé de ne pas diffuser cet album sur Spotify. Nous essayons de les convaincre et espérons qu'ils changeront d'avis bientôt ».

Militantisme ou stratégie commerciale ? Contrairement aux opposants au tout-numérique, si le groupe britannique se targue de refuser les plateformes de streaming, c'est surtout pour bénéficier d'un contrat d'exclusivité avec iTunes. Coldplay n'est pas le seul groupe à adopter cette stratégie : les Black Keys ont eux aussi choisi de ne pas mettre leur album Turn blue sur Spotify, tout en leur accordant le droit de diffusion pour certains titres. Le streaming serait ici utilisé comme un support de promotion, ce qui a valu de nombreuses critiques à Warner Music, maison de disque des deux groupes : en n'autorisant que quelques titres, Warner appâte le client et cherche à le forcer par la suite à passer à la caisse pour écouter l'album entier. Une méthode qui semble porter ses fruits, au vu du succès de l’album de Coldplay : deux jours après sa sortie, Ghost Stories s’est vendu à 106 000 exemplaires en Angleterre, le meilleur départ de l’année.

Détournement de majors

Faire une croix sur les revenus (même faibles) du streaming, c'est plus facile si on s'appelle Thom Yorke ou Chris Martin (le chanteur de Coldplay). Un peu moins quand on débarque à peine sur le marché de la musique. Pourtant, certains petits groupes se rebellent eux aussi : plutôt que de se retirer de Spotify, le groupe Vulfpeck a choisi de le détourner.

Pendant deux mois, ce groupe américain de funk instrumental a mis à disposition la playlist « Sleepify » : dix morceaux de silence complet, à écouter dans son sommeil. Vulfpeck a ensuite demandé à ses fans de lancer la playlist en boucle en s’endormant. En écoutant en moyenne 840 pistes, chacun d’eux apportait 5,88 dollars au groupe en une seule nuit. Résultat : en deux mois, le groupe a récolté pas moins de 20 000 dollars avant que Spotify ne découvre la supercherie. De quoi financer « US Sleepify Tour », leur tournée en septembre, qui s’arrête dans les villes où les fans ont été les plus fidèles… Et les faire profiter de leur « vraie » musique.

Barrio Populo, l'anti-numérique à l'extrême

Encore plus radicale, la démarche de Barrio Populo, jeune groupe de rock originaire de la région de Saint-Etienne, qui s’est lui presque totalement retiré d'Internet… simplement par conviction. Ni Twitter, ni SoundCloud, à peine un site web. Ils sont introuvables sur iTunes, Deezer, Spotify, et même sur Amazon ou le site de la Fnac. Victor, le chanteur, s'en explique : pour lui, la meilleure façon de refuser l’approche immédiate et ultra-consumériste de la musique reste encore d'abandonner le numérique au profit du physique. « [Sur une plateforme de streaming], il n'y a plus de concept d'album. Ainsi, l’enchaînement des titres voulu par l'artiste dans bien des cas disparaît. Il n'y a plus de pochette, on ne lit plus les paroles. Le nouveau support est l’ordinateur, et n'appelle pas à se concentrer sur ce que l’on écoute. »

Barrio Populo défend donc le disque en tant qu'objet. Pas celui avec une pochette en plastique qui se fissure à peine déballée, mais un beau livre-disque. Leur deuxième album, Kordobella, renferme cinquante pages de dessins et de textes, le tout recouvert de papier toilé. Et pour distribuer leur musique, ils ont opté pour des circuits courts, du producteur au consommateur : de la librairie indépendante au stand en concerts, le groupe contrôle son propre mode de diffusion de bout en bout. Suicidaire pour un groupe émergent ? Les Barrio, eux, y voient une issue à un modèle qui va dans le mur. « Comme la voiture a bouleversé notre rapport à la distance et au temps, le numérique bouleverse notre rapport à la musique. Mais la musique, c'est un souffle, on ne peut pas la réduire à une suite de 0 et de 1 ». Côté communication, même combat : Lucas, l’homme à tout faire du groupe, gère la tournée, la promo… le tout presque sans aucun support numérique. La grande majorité des envois se fait par courrier postal, et tant pis pour le manque de visibilité : sans le Web, même à onze, musiciens et techniciens compris, les Barrio Populo parviennent à vivre de leur art. Preuve que le CD n'est pas (encore) mort.

 

Le streaming, comment ça rapporte ?

Les plateformes de streaming ont un système de rémunération des artistes bien particulier : sur Spotify, une écoute rapporte entre 0,006 et 0,0084 dollar à l’artiste. Ainsi, il faudrait près d'un millier d'écoutes d’un album complet pour que l’artiste touche une trentaine d’euros (à peine de quoi rembourser les frais de mise en ligne de l’album).

De son côté, Spotify se défend et affirme avoir payé un milliard de dollars aux ayants droit depuis 2008. Seul problème, ces revenus sont reversés non seulement aux artistes, mais aussi aux labels et aux éditeurs. Les grandes majors (Warner, Sony et Universal), qui sont actionnaires de Spotify et désormais de Deezer (dont elles détiennent ensemble entre 17% et 20% du capital), arrivent ainsi à tirer de l’argent issu des dividendes, ne laissant plus grand-chose aux auteurs et artistes.

Vulfpeck, Fugue State, Vulf Records.
Barrio Populo, Kordobella, In Ouïe Distribution.

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