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Calais : partir à tout prix

Des migrants à l’assaut des camions sur l’autoroute qui mène au port de Calais, mercredi 17 septembre. Certains bloquent les poids lourds et retournent leur rétroviseur pour empêcher les chauffeurs de voir ce qui se passe à l’arrière.
Des migrants à l’assaut des camions sur l’autoroute qui mène au port de Calais, mercredi 17 septembre. Certains bloquent les poids lourds et retournent leur rétroviseur pour empêcher les chauffeurs de voir ce qui se passe à l’arrière. © Olivier Jobard
De notre envoyé spécial Michel Peyrard , Mis à jour le

Pour passer en Angleterre, des centaines de migrants affrontent la police, les camionneurs et tous les risques.

Cette nuit, Yonas ne tentera pas de « passer ». Comme pour s’excuser, le jeune Erythréen murmure qu’il a « un peu mal à la tête ». Son visage, boursouflé par l’œdème, dit plutôt qu’il souffre le martyre. Hier soir, tandis qu’il se glissait sans payer la dîme sur un parking de poids lourds contrôlé par la mafia kurde, il a été surpris par un des passeurs. Le coup de couteau lui a ­labouré le crâne, et la plaie s’est infectée. « Il a eu de la chance », estime son ami Biniam, un ingénieur affable et cultivé de 27 ans. « Parce que le Kurde avait aussi un pistolet... » Ce soir, la zone industrielle des Dunes, surnommée « la Jungle » par les migrants, a des allures de camp retranché hébergeant une armée en déroute. Autour des feux de bivouac, des ­soldats découragés soignent leurs blessures : foulures provoquées par des chutes depuis le haut des camions, plaies occasionnées par des chargements mal arrimés, hématomes fleuris sous les coups de matraque des forces de l’ordre. Les hommes ont surtout le moral en berne. « Cela fait longtemps que je n’ai pas ­entendu dire qu’un des nôtres est passé, et pourtant nous essayons tous les jours », constate tristement Biniam. A travers les rares bosquets, on aperçoit les hautes cheminées de l’usine Tioxide, un site classé Seveso, et plus loin les lumières du port de Calais. Les côtes de la Grande-Bretagne, que tous considèrent, souvent à tort, comme un eldorado, sont à une encablure : 25 petits kilomètres, un supplice de Tantale pour eux qui en ont parcouru des milliers, et dans les pires conditions. Jamais pourtant ils n’ont été si nombreux à se presser, oscillant entre espoir et exaspération, dans ce goulot d’étranglement qu’est devenu Calais. Ici, il y a toujours eu « ceux qui passent » et les autres, condamnés pour un temps à la cale sèche. Mais avec une centaine de ­nouveaux arrivants chaque semaine, sans qu’augmente le contingent des passages clandestins vers l’Angleterre, une ­cohorte de migrants désespérés, privés de repères et d’illusions, hante désormais la ville.

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18 heures. C’est le moment où, à quelques centaines de mètres de la Jungle, Brigitte Lips commence à distribuer des tickets au portail de son pavillon coquet. Aujourd’hui, il y en a 43, qui correspondent à autant de téléphones portables qu’elle met en charge avec force rallonges et multiprises. En douze ans, cette animatrice en grande surface, que les migrants surnomment « Mamy », a vu passer des milliers de réfugiés. Elle connaît bien l’abattement qui les paralyse quand, après de longs mois de tentatives infructueuses, leur pécule, souvent les économies de toute une famille, s’épuise. « Vient un moment où ils sont psychologiquement en danger. » Alors, quand l’angoisse et la culpabilité vis-à-vis des parents restés au pays deviennent trop fortes, Mamy ne se contente plus de recharger les portables et d’approvisionner en eau les ombres qui arpentent la rue. Elle les fait entrer, pour une douche, un casse-croûte, et l’errance porte dès lors un nom. Celui de Samy, un jeune Erythréen chrétien qui « est passé » un dimanche soir, alors que, le matin même, le découvrant au bout du rouleau, elle l’avait emmené à la messe à l’église Saint-Benoît pour lui redonner le moral. Ou celui d’Aman, autre Africain de l’Est, devenu radiologue à Birmingham. Quand le téléphone sonne et que Brigitte reconnaît l’indicatif de l’Angleterre, elle se réjouit toujours. Mais, ces derniers temps, la sonnerie se fait rare. « C’est l’effet du nombre. Il y a quelques mois encore, ils étaient 400. Aujourd’hui, ils sont près de 1 500. La concurrence est rude, et les tentatives plus désordonnées. » Sur la même route de ­Gravelines, Jean-Loup, le patron du café des Dunes, fait le même constat. Tous les soirs, quand le signal de sa « box » devient ­imperceptible, il sait que quelques dizaines de clandestins viennent de la pirater. Il n’en fait pas grand cas, même s’il ­regrette « le temps où les passeurs organisaient leurs troupes et que les migrants n’étaient pas livrés à eux-mêmes ».

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Malgré 16 % de chômeurs, Calais a l’hospitalité rivée au cœur

Depuis la fermeture du centre de la Croix-Rouge à ­Sangatte, un système s’était mis en place, fondé sur le non-dit. Il permettait le passage vaille que vaille de clandestins vers une Grande-Bretagne avide d’une main-d’œuvre bon marché parce qu’illégale. Mais Calais est le miroir des lignes de fracture qui parcourent un monde bousculé. Après les Kosovars, les Albanais, les Kurdes, les Afghans, les Egyptiens et les Syriens, c’est désormais au tour des Africains de l’Est d’échouer, après un périple éprouvant, au pied du célèbre beffroi. Dans la Jungle comme dans les squats de Calais, c’est l’argent qui a toujours décidé des lendemains qui chantent. « Si tu disposes de 1000 à 1500 euros, résume Khaled, qui se défend d’être passeur mais connaît toutes les subtilités du business, on te propose un “forfait” qui prévoit quelques tentatives sur des parkings efficaces, comme celui de Transmark, mais dans un temps limité. Si tu as 5 000 euros, alors tu as droit à un passage assuré, par exemple dans le coffre d’un voyageur français. En fait, tout se monnaye, et surtout la connaissance du terrain : l’angle mort d’une caméra comme une clôture endommagée. »

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Ce système, rodé par les passeurs afghans, puis par les Kurdes, est arrivé à saturation. Les Africains de l’Est, qui ne disposent ni de l’argent ni des filières, l’ont fait voler en éclats. Chaque mercredi et chaque jeudi, jours d’affluence du trafic de fret, ils investissent en masse la rocade d’accès au port, en plein jour, comptant sur le nombre pour détourner l’attention des routiers. La technique est aussi spectaculaire qu’inefficace. Elle a seulement pour effet d’exacerber les tensions avec les autres communautés, plus structurées. Et de mettre au supplice les associations de bénévoles qui ­s’efforcent de servir chaque soir un repas à la multitude, dans un climat tendu, ponctué de rixes et de règlements de comptes. « Les migrants ont toujours fait partie de notre histoire », explique Sabrina, une volontaire de Salam qui, quotidiennement, épluche 400 kilos de pommes de terre pour fournir plus de 1 000 rations. Noémie, sa fille, est sur le point d’épouser Faiz, un ex-membre de l’armée afghane évadé des geôles des talibans qui l’avaient capturé près de Jalalabad, et que sa fuite a, un jour, conduit à Calais. « Mais nous sommes au bord de la rupture et il m’arrive parfois d’avoir peur, tant les bagarres entre migrants peuvent être violentes. Longtemps, on les a surnommées “les ombres”. On ne les voyait pas, ils étaient discrets, polis, disciplinés. Aujourd’hui, les ombres ne veulent plus payer. Et cela horripile le passeur qui, lui, est propre, sent bon, a des chaussures à 300 euros et veut surtout que rien ne change. »

« Le passeur, lui, est propre, il a des chaussures à 300 euros et veut surtout que rien ne change »

Les Calaisiens ont l’hospitalité rivée au cœur. Avec 16 % de chômeurs, dans un des bassins d’agglomération qui comptent parmi les plus pauvres de France, ils savent ce qu’est la misère. En dépit de ce qu’ils nomment pudiquement « quelques désagréments », rares sont ceux qui stigmatisent les ­migrants. L’apparition d’une association baptisée « Sauvons Calais », animée par quelques nationalistes imberbes, n’a récemment réuni que 300 excités, la plupart venus de la région parisienne. En dépit de ses rodomontades, Kevin Reche, son chef de 20 ans, que nous avons rencontré, suscite moins la crainte que la compassion. Mais les acteurs de la vie économique s’inquiètent de ce climat délétère. Le port enregistre une baisse de trafic du fret. François ­Polley, transporteur et logisticien calaisien, gère le parking sécurisé Transmark, où 250 poids lourds en moyenne, souvent en provenance des pays de l’Est, font escale avant de transiter vers la Grande-­Bretagne. Quatre hectares ultra-sécurisés, hérissés d’un grillage et d’une triple rangée de barbelés, surveillés par 18 caméras, où chaque camion entrant est ­inspecté par un maître-chien. « Cette année, ­explique-t-il, j’en suis à 37 000 euros de pose de barbelés supplémentaires. Car il ne se passe pas une semaine sans que nous ayons de nouvelles intrusions. »

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Dans sa ville au bord de la crise de nerfs, Natacha Bouchart, la maire UMP, fille d’immigrés arméniens et polonais, veut croire que l’accord franco-britannique annoncé pour « sécuriser le port de Calais » fera effet. « Parce que, compte tenu du contexte international et des vingt prochaines années agitées qui nous attendent, continuer à fermer les yeux à l’échelle de l’Europe équivaut à un suicide. » Au sortir de la mairie, sur le parvis de la gare, j’ai croisé par hasard Biniam, le jeune ­ingénieur érythréen rencontré une semaine plus tôt dans la Jungle. Après deux ans de voyage depuis Asmara, la capitale, via le Soudan, le Sahara et la Libye, une traversée périlleuse jusqu’à Lampedusa, durant laquelle il a perdu 16 amis, quatre mois passés à Calais et sept tentatives déjouées pour rejoindre l’Angleterre (« Chaque fois dénoncé par les chiens détecteurs des douanes britanniques »), une « excursion » forcée organisée par les policiers français aux confins de la Belgique (soit quatorze heures de trajet, retour à pied), deux séjours à l’hôpital pour une foulure et quelques coups de matraque, Biniam a décidé de visiter d’autres contrées. « Nous partons à quelques-uns pour Paris puis la Suède, annonce-t-il joyeusement. Je n’ai pas risqué aussi souvent ma vie pour mourir à Calais. » Avant d’embarquer, le garçon aux yeux lumineux se retourne une dernière fois : « S’il vous plaît, dites aux Calaisiens que ce sont des gens formidables. » Dont acte.

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