Sade : pourquoi le divin marquis fascine encore

Le plus radical des libertins, celui qui défiait Dieu et le Soleil, est à l'honneur dans les musées parisiens. Deux siècles après sa mort, ce libre jouisseur continue de passionner.

Par Nathalie Crom

Publié le 15 octobre 2014 à 00h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h20

Il y a deux cents ans, le 2 décembre 1814, Donatien Alphonse François de Sade mourait à l'hospice de Charenton. Il avait 74 ans, dont plus d'un tiers passé derrière les barreaux, dans différentes geôles. Un peu plus tôt, dans son testament, le marquis avait demandé que son corps soit enseveli dans un bois, près de sa demeure de La Malmaison, précisant : « La fosse une fois recouverte, il sera semé dessus des glands, afin que par la suite le terrain de ladite fosse se trouvant regarni (...), les traces de ma tombe disparaissent de dessus la surface de la terre, comme je me flatte que ma mémoire s'effacera de l'esprit des hommes... » Rien ne fut respecté de ces ultimes volontés. Le corps de Sade fut enterré dans le cimetière de l'asile. Ses os furent ensuite perdus, mêlés à d'autres dans une fosse commune, et son crâne, préalablement prélevé, simplement égaré — il serait parti vers les Etats-Unis, a-t-on dit. Quant à sa mémoire, elle a tout sauf pâli. Sade, l'écrivain et philosophe libertin, est, de ce point de vue, plus vivant que jamais. En témoigne, si besoin en était, son inscription, à la faveur de ce bicentenaire, au très officiel registre des célébrations nationales de l'année 2014, ainsi qu'une floraison d'ouvrages et deux expositions parisiennes.

Une jeunesse débauchée

Il y a deux temps dans la vie du marquis, né dans une famille de la vieille noblesse en 1740. D'abord, une jeunesse débauchée, encouragée par le père, et guère exceptionnelle alors, pour un jeune homme de l'aristocratie. Courtisanes, prostituées, orgies, atteinte aux bonnes moeurs, parfum de scandale... Incarcéré en 1778, à Vincennes, puis à la Bastille, pour son comportement libertin et des débordements de violence, Sade deviendra en prison l'écrivain que l'on sait. C'est le second temps de la vie du marquis, celui au cours duquel le vaurien immoral, séquestré, se radicalise, et qui écrit, en 1785, Les Cent Vingt Journées de Sodome, devenant pour Georges Bataille (La Littérature et le Mal) « l'un des hommes les plus rebelles et les plus rageurs qui aient jamais parlé de rébellion et de rage : un homme en un mot monstrueux, que la passion d'une liberté impossible possédait ».

Le sommeil, de Gustave Courbet. (1866) Une oeuvre exposée au Musée d'Orsay.

Le sommeil, de Gustave Courbet. (1866) Une oeuvre exposée au Musée d'Orsay.

Cette aspiration à une « liberté impossible » vers laquelle tendre malgré tout, cette rébellion contre tous les pouvoirs — celui de la société qui décrète les moeurs « correctes » et exclut les déviants, celui du roi, celui de Dieu lui-même —, c'est l'essence de l'esprit libertin : « Le libertinage n'est pas simple étourderie, fièvre de débauche, faiblesse d'un moment (...). Le libertin est quelqu'un qui se reconnaît dans ses égarements, persiste dans ses excès, et cherche à chaque rencontre prétexte à s'y livrer », analyse Chantal Thomas. De ce courant de pensée, Sade est le plus rigoureux, le plus inflexible représentant. Celui qui va le plus loin, liant intrinsèquement la jouissance à la transgression et au crime, la volupté au Mal. Plus le crime est affreux, plus le plaisir est grand. « C'est pour le Mal seul qu'on bande, et non pour l'objet », dit l'un des débauchés des Cent Vingt Journées de Sodome, l'ouvrage le plus transgressif et stupéfiant de Sade, sorte de catalogue sidérant de toutes les cruautés et perversions imaginables. L'aveu, ad nauseam, d'une fantastique aspiration au Mal à l'état pur : « Combien de fois, sacredieu, n'ai-je pas désiré qu'on pût attaquer le Soleil, en priver l'univers, ou s'en servir pour embraser le monde ? Ce serait des crimes cela, et non pas les petits écarts où nous nous livrons », imagine l'un des personnages. Quand Sade, libéré de prison en 1790, y retournera en 1801 pour ne plus jamais en sortir, ce ne sera plus en raison de comportements licencieux, mais du fait de ses inacceptables écrits.

« L'esprit le plus libre qui ait jamais existé. » Apollinaire

Car lire Sade (le romancier de Justine ou les Malheurs de la vertu (1791), de L'Histoire de Juliette, sa soeur, ou les Prospérités du vice (1801), de La Philosophie dans le boudoir (1795)... ), c'est affronter le Mal, du moins l'approcher au plus près. Reconnaître en lui quelque chose de soi, « une similitude finale entre les désirs éprouvés par Sade et les siens », analysait Georges Bataille. Tandis que Maurice Blanchot accordait à Sade la capacité, par sa radicalité même, « d'interpréter d'une manière profonde le sort humain dans son ensemble ». Bataille et Blanchot sont, après Apollinaire et les surréalistes, parmi les intellectuels qui ont repositionné Sade sur le devant de la scène littéraire, dans la seconde moitié du XXe siècle. Longtemps interdite de diffusion, son oeuvre ressurgit concrètement, et connaît, à la fin des années 50, une première édition complète grâce à l'éditeur Jean-Jacques Pauvert, disparu en septembre dernier. Pourquoi, deux cents ans après sa mort, ne pouvons-nous pas en finir avec le diabolique marquis, reléguer son imagination délirante et perverse aux oubliettes ? Parce qu'il est « l'esprit le plus libre qui ait jamais existé », estimait Apollinaire. Irremplaçable, confirme le grand dix-huitièmiste Michel Delon, maître d'oeuvre de la publication de Sade en Pléiade (1) , car « c'est un de nos plus grands conteurs de la cruauté et de l'absurde, un infatigable dénonciateur de tous les dogmes, un maître de l'humour noir et un poète de nos pires angoisses ».

(1) Un volume regroupant Les Cent Vingt Journées de Sodome, Justine ou Les Malheurs de la vertu et La Philosophie dans le boudoir paraît en Pléiade.

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