24h/24 et 7/7 : "Ne laissons pas le capitalisme partir à l'assaut de notre repos !"

Dans un essai aussi drôle qu'érudit, l'historien d'art américain Jonathan Crary fait l'éloge de la proie ultime de notre économie de marché : le sommeil.

Propos recueillis par

Le film
Le film "Orange mécanique", de Stanley Kubrick (1971). © AFP

Temps de lecture : 6 min

6 heures et demie. C'est le nombre d'heures que passe un adulte américain à dormir. Contre 8 heures dans les années 1950 et 10 heures au début du XXe siècle. L'essayiste américain Jonathan Crary part en croisade contre l'ère du "Open 24/7", du "non-stop". Cet idéal capitaliste qui a fait de nous des travailleurs et des consommateurs actifs à toute heure, maintenus par de multiples sollicitations dans un état d'insomnie mondialisé. Éloge décalé du sommeil et du rêve.

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Le Point.fr : Pourquoi cet essai aujourd'hui ? Le phénomène de grignotage du temps que vous décrivez n'est pourtant pas nouveau...

Jonathan Crary : L'idéal d'une vie sans pause, où l'on serait connecté 24/7, ne date pas d'hier. Mais il se concrétise dangereusement. D'abord, on note des petites dépendances quotidiennes qui semblent être des détails : on s'aperçoit que notre téléphone portable n'est plus jamais éteint, qu'on a tendance à consulter nos messageries la nuit si un dossier compliqué nous préoccupe... On peut croire les grandes marques qui nous certifient que les nouvelles technologies nous rendront la vie meilleure, mais la vérité est que l'espace public a chassé le repos, les bancs publics sont conçus pour empêcher qu'on y dorme, les entreprises sont très frileuses à autoriser les siestes. Toutes nos aspirations vitales - la faim, la soif, le désir sexuel et, plus récemment, notre besoin d'amis - sont désormais matérialisées et font l'objet d'un commerce lucratif. À l'inverse, le repos est peut-être le seul besoin humain qui ne peut être vendu ou branché à la grosse machine de la rentabilité. Absolument rien de valeur ne peut en être extrait. Ce qui est un fait extraordinaire, à notre époque néolibérale. Mais quel bonheur de s'offrir une bonne sieste !

Comment tout cela a-t-il commencé, quel est le point de départ de cette frénésie permanente ?

Le phénomène 24/7 est lié au développement du capitalisme. Il faut, en effet, remonter à la révolution industrielle au XIXe siècle, à l'essor des transports, des communications et à la naissance d'un marché mondialisé, pour retrouver les origines de cet idéal moderne. Puis, dans la seconde moitié du XXe siècle, la mise en place de satellites de télécommunications a accéléré le processus. Mais, ce n'est finalement que depuis quelques années que l'homme calque ses comportements sur le fonctionnement ininterrompu des marchés et des réseaux d'information, ou que les nouvelles technologies sont utilisées comme des prothèses pour améliorer en permanence notre productivité. L'abandon dans les années 1970 de l'État providence et du capitalisme contrôlé et maîtrisé qui allait avec a ouvert la voie à un néolibéralisme qui rejette en bloc toute idée de pause, de récupération ou d'inactivité. Dégager du temps de repos et de régénération humaine coûte à présent tout simplement trop cher pour être encore structurellement possible au sein du capitalisme contemporain.

Selon vous, cela menace donc aussi la notion de bien commun...

On vit dans un monde où l'on peut se faire livrer des sushis à 4 heures du matin, où l'on peut communiquer en continu avec des gens aux quatre coins de la Terre, ou encore faire son shopping et des rencontres à toute heure du jour et de la nuit sur Internet. Tout cela est bien sûr très grisant. Mais au-delà de l'impact individuel, c'est notre planète que nous mettons en danger. L'extraction des ressources non-stop contribue à la destruction systématique de l'habitat naturel. Les forêts, les océans, les sols n'ont plus le temps de se renouveler. Ils s'épuisent et s'appauvrissent. À vouloir tout, tout de suite, nous sommes en train de dévaliser petit à petit nos réserves naturelles. Rendormons-nous et laissons un peu notre planète respirer.

Vous tirez la sonnette d'alarme ?

Effectivement. Si dénoncer la disparition de la frontière entre travail et vie privée est aujourd'hui devenu un cliché, on ne pense pas souvent aux conséquences dramatiques que cela peut avoir sur notre vie publique et personnelle. Le digital nous précipite dans une solitude qui nous éloigne les uns des autres et nous persuade dans le même temps que les notions de "rencontre" et de "partage" ne sont désormais possibles que virtuellement. Cette forme d'insularité, pleine de promesses d'autonomie et de responsabilisation, mène de plus en plus fréquemment à diverses formes de dépression.

Et voilà que les neurosciences s'en mêlent. Puisqu'elles travaillent à l'optimisation du cerveau et des capacités humaines...

C'est même pire que cela. L'armée américaine finance aujourd'hui des programmes de recherches extrêmement onéreux pour élaborer des techniques qui permettraient aux soldats de tenir une semaine sans dormir. Or, comme le montre parfaitement le cinéaste Tarkovski dans Solaris, sans repos, sans rythme quotidien, la vie devient rapidement un cauchemar. Ce délire est parti de l'observation du Bruant à gorge blanche, un oiseau qui, en période de migration, peut rester éveillé jusqu'à sept jours d'affilée. Le problème, c'est que si le ministère de la Défense réussit un jour à procurer un tel traitement à ses troupes, il n'y a qu'un pas pour que ces médicaments se retrouvent en tête de gondole dans les rayons des pharmacies, attirant salariés débordés, étudiants en examens et accros de jeux vidéo. La transformation du comportement humain est devenue une véritable machine à sous.

Si l'on vous suit, il faudrait renoncer au capitalisme pour retrouver un rythme de vie plus "humain" ?

On pourrait penser que chacun adopte le rythme et la qualité de vie qu'il souhaite, que tout cela n'est finalement qu'affaire de choix. En réalité, il est quasiment impossible d'éviter les effets pervers d'une économie qui tourne à plein régime 24 heures sur 24. Le leitmotiv de la fin du capitalisme est redevenu en vogue. Avec deux questions essentielles qui se posent depuis Marx : quelles sont les caractéristiques propres au système capitaliste qui pourraient entraîner sa chute ? Et de quelle manière les différentes forces sociales peuvent-elles effectuer des transformations significatives ? Mais, surtout, il y a un principe de réalité qui veut qu'un système basé sur une croissance illimitée ne peut pas survivre indéfiniment sur une planète aux ressources limitées.

Pourtant, on n'a jamais autant parlé de bien être, de développement personnel...

Si certaines pratiques comme la méditation sont très intéressantes, combien d'activités de développement personnel n'existent que pour rapporter de l'argent ? Il y a, en effet, quelques réticences dans le monde, à vivre à ce rythme frénétique en continu, mais elles sont davantage liées à des cultures, des traditions ancestrales. En Europe, par exemple, la qualité de vie, la "dolce vita", fait partie intégrante du patrimoine commun. Mais, comment en vouloir aux Américains de développer de telles sociopathies alors qu'individualisme et esprit de compétition sont inscrits dans l'ADN même de leur culture ?

Alors, que préconisez-vous ?

Faire un diagnostic est une chose. Trouver les remèdes est une autre paire de manches. D'autant que la consommation en continu est devenue en quelques décennies notre unique moyen de communiquer et de nous définir les uns par rapport aux autres dans la société. Sommes-nous prêts à laisser tomber nos habitudes si profondément enracinées, pour trouver, en échange, un monde durable et plus égalitaire ?

24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 : le capitalisme à l'assaut du sommeil, Jonathan Crary, Zones, 144 pages, 16€.

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Commentaires (15)

  • jamesben

    Ci-après le dialogue d'un "insomniaque" et son psy
    - L'insomniaque : Docteur ! Je voudrais vous signaliser le problème que je rencontre chaque nuit : une belle blonde entre chaque soir dans ma chambre.
    -Le psy : de quoi vous plaignez-vous ? Je connais un tas de personnes qui souffrent de solitude et qui voudraient qu'une charmante personne vienne passer la nuit avec eux.
    -L'insomniaque : malheureusement Docteur, elle ne reste pas plus de 30 secondes
    -Le psy : et pourquoi donc ? Racontez-moi
    - L'insomniaque : Voilà. Dès que je m'endors, je vois en rêve la blonde en tenue très, très légère qui pénétre, voluptueuse, sensuelle dans ma chambre. Mais en entrant elle claque la porte de la chambre tellement fort que ça me réveille en sursaut.
    -Le psy : et alors ?
    -L'insomniaque : s'il veut plait Docteur, donnez-moi quelque chose qui puisse me permettre de poursuivre le rêve sans me réveiller.

  • Nels

    Comment fait-on la micro-sieste ? Comment faire pour s’endormir et se réveiller en un laps de temps court ? Le simple fait de savoir que je n’ai que 20 min pour dormir me stresse et m’empêche donc de m’endormir. Je n’ai aucun problème pour m’endormir en général, mais le fait de me sentir chronométré m’en empêche. Je n’ai toujours pas trouvé de méthode efficace à ce jour. Merci pour votre expertise !

  • Antigauche500

    Ces journalistes de gauche passent leur temps à assassiner le capitalisme. Alors qu'ils ne disent rien sur la mal socialiste qui assassine l'entreprise, la famille, l'armee et l'eglise, donc nos racines !
    Ce que les gauchistes appellent progrès est en réalité une belle decadence...