“Quand un enfoiré comme moi n’en fait qu’à sa tête, ça ne plaît pas”, Shane Smith, patron de “Vice”

Shane Smith a fondé un média qui cartonne et déstabilise la concurrence. Il ne compte pas s'arrêter là. Entretien exclusif avec le gourou de “Vice”, qui n'est pas du genre à tourner autour du pot.

Par Olivier Tesquet

Publié le 20 octobre 2014 à 11h19

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h20

Cest la success story d’un secteur qui s’effondre. A l’heure où la presse compte ses morts, Vice n’en finit plus de grandir. Quatre mille collaborateurs, trente-six bureaux dans le monde (dont la France, où Vice News lance ce lundi 20 octobre 2014 une déclinaison en langue française et une émission quotidienne en partenariat avec France 4), et une valorisation portée à 2,5 milliards de dollars par les investissements successifs de Rupert Murdoch, Hearst et Disney. Au-delà des chiffres, c’est également un séisme sur le fond : ce qui était jusqu’à présent un média pour jeunes branchés veut devenir le CNN de la génération YouTube.

Moins d’un an après son lancement, Vice News, une division à gilet pare-balles qui s’aventure dans tous les coins chauds de la planète (Syrie, Ukraine, Libéria), affiche déjà plus d’un million d’abonnés sur YouTube. Et son reportage au cœur de l’Etat islamique a fait le tour du monde, quand aucun autre média occidental n’a réussi à sortir des images de Raqqa.

De magazine pour jeunes cools, vous entreprenez de devenir un véritable acteur de l’info, avec des sujets beaucoup plus sérieux. Expliquez-nous cette double identité.
C’est moins une double identité qu’une évolution. Les gens s’étonnent qu’on passe du pipi-caca à l’Etat islamique ou Ebola. Mais nous grandissons avec notre audience. Si nous ne changions pas, ce serait problématique. Et si je continuais à ne faire que des DOs and DON'Ts, j’aurais probablement déjà fait faillite.

Contrairement à ce qu’on peut entendre dans la bouche de tous les experts, les jeunes s’intéressent à l’actualité. D’ailleurs, elle a toujours fait partie de notre ADN, et ce n’est que maintenant qu’on réalise que notre audience en réclame davantage. En l’espace de quelques années, le monde est devenu beaucoup plus sérieux…

Certains trouvent vos ambitions un peu mégalomanes…
Je suis obligé de croire à mon projet plus que personne d’autre. Personne ne me prenait au sérieux quand je disais que nous allions être dix fois plus gros que CNN. Mais pourquoi être là si je ne cherche pas à les titiller ? Pourquoi ne pas chercher à être les meilleurs ? Je n’ai pas envie de rester la bible des hipsters jusqu’à la fin de mes jours. Quand Dylan est passé à la guitare électrique, tout le monde a détesté mais il est devenu une star mondiale.

A quel moment avez-vous senti qu’il fallait tout miser sur la vidéo ? Quand vous lancez VBS.tv en partenariat avec MTV, en 2007 ?
Dès la fin des années 2000, nous avons eu l’intuition que la vidéo allait devenir un enjeu important, qu’elle allait nous permettre de toucher davantage de gens à travers YouTube et Facebook. L’échelle est devenue excitante. Le seul problème, c’est que VBS est arrivé trop tôt, les gens ne consommaient pas encore massivement de vidéos en ligne.

Nous avons eu la chance de faire des erreurs alors que personne ne nous regardait : le design était moche, la navigation laborieuse, et nous filmions avec du matériel de mauvaise qualité. Nous n’étions objectivement pas très doués dans ce que nous faisions. Mais de toute façon, vous n’apprenez rien de vos succès, sauf la bonne bouteille de vin à commander au restaurant, et comme nous étions des précurseurs, nous étions prêts quand les usages ont évolué.

C’était une sorte de répétition générale ?
Aujourd’hui, tout le monde se fait mousser en prétendant faire du contenu premium. Quand on a commencé, la doxa était la suivante : « le contenu en ligne est merdique, le contenu TV est un peu moins merdique ». Le Graal, c’était le film documentaire. Quand nous avons produit Heavy Metal in Baghdad (un docu sur un groupe de heavy metal irakien en 2007), nous nous sommes dits : pourquoi ne pas proposer ce genre de contenus sur le Web ?

Depuis l’année dernière, vous produisez un programme hebdomadaire pour HBO. Ça vous a permis de vous faire la main sur des formats plus classiques ?
HBO, c’est l’étalon-or de la télévision américaine. Ils nous ont permis trois choses : on a gagné une nouvelle audience ; ça nous oblige à être meilleurs ; et ce partenariat finance les projets qu’on a envie de monter. On peut enfin aller où on veut, retourner à un endroit si on estime que c’est nécessaire et décrocher quelques gros noms pour les interviewer. La baseline, c’est « l’absurdité de la condition humaine ». Par exemple, les mensonges sur la guerre en Irak, qui ont créé les conditions pour l’Etat islamique, qui fait passer Al-Qaida pour le Tea Party.

Justement, quelle est la recette d’une bonne story pour Vice News ?
Aujourd’hui, le tempo de l’actualité détermine 90% de la production journalistique, donc nous l’ignorons consciencieusement. Nous restons quand tous les autres médias s’en vont, en Irak par exemple, et nous fuyons l’effet microscope, qui consiste à zoomer trois jours sur un endroit avant de rentrer. Une bonne histoire doit avoir un impact sur la vie des gens et elle doit nous passionner, c’est la condition sine qua non du succès.

Vous roulez à contresens des médias traditionnels. Quel regard portez-vous sur eux ?
Ils ont eu une longue vie, ils ont eu de l’influence, et quand un enfoiré comme moi met le pied dans la porte en n’en faisant qu’à sa tête, ça ne leur plaît pas (rires). Certains d’entre eux pensent que si l’on ne fait pas les choses à leur façon, ce n’est pas du journalisme. Soit, je m’en fous. Ils se réveillent et réagissent en vieillards acariâtres persuadés de détenir la vérité.

Ils peuvent dire ce qu’ils veulent, nous grandissons de manière exponentielle pendant qu’ils déposent le bilan. Même la BBC reconnaît qu’elle a pris du retard sur nous. Ce serait plus intelligent de leur part d’essayer de sauter dans le bon wagon, de nouer des partenariats avec nous en acceptant que nous bénéficions d’un savoir-faire qu’ils n’ont pas. Je voudrais travailler avec d’autres chaînes de télévision que HBO, mais pour l’instant, elles sont frileuses.

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