De Picun (Chine)
A la sortie de l’école jeudi dernier [le 16 octobre], Huang Qiufeng, une petite
fille enjouée de 12 ans, fille de travailleurs migrants, s’arrête à la
bibliothèque de Picun, village miséreux de la banlieue de Pékin, comme elle a
l’habitude de le faire de temps à autre. Mais la bibliothèque a fermé, et a été remplacée par une épicerie. Les
caractères du mot “livre”, peints en couleurs vives sur le mur, disparaissent
derrière des rayonnages remplis de nouilles instantanées.

“Les gens étaient très gentils ici, et j’aimais bien cette
bibliothèque, s’attriste Qiufeng. Mais maintenant, c’est fermé.”

Tout comme dix autres bibliothèques disséminées dans tout
le pays que gérait Li Ren, une organisation caritative œuvrant dans
le domaine de l’éducation. Des bibliothèques victimes, parmi d’autres, de cette grande
campagne de retour à l’orthodoxie élaborée par le président Xi Jinping, qui
poursuit la consolidation de son régime. Alors que les opérations réprimant
la liberté d’expression procèdent généralement par intermittence en Chine, ce
nouveau tour de vis est plus généralisé, touchant jusqu’à des personnalités en
vue et modérées.“Plus personne ne sait où se trouve la ligne rouge”

Au cours des derniers mois, des
chercheurs ont vu leurs livres frappés d’interdiction parce qu’ils avaient
exprimé leur sympathie pour les manifestants prodémocratie à Hong Kong, des
artistes indépendants d’esprit ont été réduits au silence, des avocats de
prisonniers politiques ont été placés derrière les verrous et des défenseurs
des droits de l’homme et des militants de la société civile ont été arrêtés par
centaines.

“Plus personne ne sait où se trouve la ligne rouge, plus personne ne sait ce qui peut valoir des ennuis”, résume Li
Fangping, qui fait partie des rares avocats des droits de l’homme qui font
parler d’eux à ne pas avoir été arrêtés. “Les règles s’appliquent de façon
totalement sélective.”

Résultat, comme le déclare le directeur d’une ONG étrangère
dont les partenaires chinois sont de plus en plus nerveux et réticents : “Tout
le monde vit dans la peur, sans pouvoir déterminer ce qui est acceptable et ce
qui ne l’est pas.”

He Feihui, le jeune homme qui dirigeait les bibliothèques de
l’association Li Ren, n’aurait jamais imaginé s’attirer les foudres des
autorités. Mais il croit savoir ce qui a attiré l’attention de l’Etat :
“Nous mettons l’accent, dans notre conception de l’éducation, sur les valeurs individuelles.”
“Li Ren” signifie d’ailleurs “devenir quelqu’un”.

Les bénévoles de l’association encourageaient les enfants à
s’impliquer dans du travail volontaire et des missions en équipe et à élire
leurs chefs d’équipe, autant de choses qui stimulent le développement d’une
conscience civique, et que le Parti considère aujourd’hui comme des pratiques
subversives.“Une forme grave d’opposition politique”

Le Comité central du Parti le disait il y a dix-huit mois
dans un communiqué sur “l’état actuel de la sphère idéologique”, mettant en
garde contre les “militants de la société civile [qui] entendent priver le
Parti de son autorité, tant et si bien que leur action est en train de devenir
une forme grave d’opposition politique”.

Les cadres du PCC ont également été prévenus d’autres dangers,
telles la démocratie constitutionnelle, les “valeurs universelles” comme la
démocratie et les droits de l’homme, la théorie économique néolibérale et la
conception occidentale de la liberté de la presse. Ce communiqué, plus connu
sous le nom de “document n° 9”, n’a pas été rendu public : Gao Yu, une
journaliste chinoise expérimentée soupçonnée d’avoir transmis le document à un
site Internet étranger, a été arrêtée et est aujourd’hui poursuivie pour
révélations de secrets d’Etat.

Reste que la répression inhabituellement sévère qu’a lancée le
gouvernement de Xi Jinping apparaît comme une application directe des
directives du “document n° 9”.

Au cours des six derniers mois, quelque 300 défenseurs
des droits de l’homme et militants des libertés civiles ont été arrêtés, estime
Teng Biao, avocat spécialisé dans les droits de l’homme qui mène actuellement des
recherches à l’université Harvard. Parmi les personnes arrêtées, des modérés
qui se sont toujours efforcés de travailler dans les limites du système et ont
toujours préconisé le dialogue avec le gouvernement.“Tout cela est absurde”

Le mois dernier, l’économiste ouïgour Ilham Tohti, connu pour
sa modération, a été condamné à la perpétuité. L’avocat Pu Zhiqiang est en
détention depuis le mois de juin, accusé d’avoir “cherché querelle” et “semé le
désordre”. Xu Zhiyong, à la tête d’un mouvement populaire contre la corruption,
a été condamné à quatre ans d’emprisonnement en mars.

Il y a aussi des personnalités moins en vue, tel Chang Boyang,
lui aussi attaché, selon ses proches, à travailler dans le cadre légal. Le cas
de cet avocat spécialisé dans le droit de l’intérêt public, qui défend de
nombreux malades atteints d’une hépatite dans des affaires de discrimination, est
édifiant. Il a été arrêté en mai, dans sa ville de Zhengzhou, après
avoir tenté en vain de rencontrer trois de ses clients, détenus au poste de
police pour avoir participé à une commémoration privée en hommage aux victimes
de la répression du mouvement de la place Tian’anmen, en 1989.

“Je n’arrive pas à croire qu’ils ont arrêté mon père, déplore
Chang Ruoyu, sa fille. C’est une personne si douce, et qui se concentre sur les
questions de droit. Il n’a rien d’un radical, il a des amis au gouvernement. Il
a toujours été très discret. Tout cela est absurde.”

“Ce qui est arrivé à Chang Boyang montre que les partenaires
modérés, s’ils ne sont pas sous la férule du Parti, ne sont pas tolérés”,
analyse William Nee, chercheur pour Amnesty International à Hong Kong.Politique d‘ “élimination de la société civile”

Sous la présidence de Hu Jintao, prédécesseur de Xi
Jinping, le gouvernement mettait l’accent, dans sa volonté de tenir la société
civile, sur une stratégie de “maintien de la stabilité”. Depuis son arrivée au
pouvoir il y a deux ans, Xi Jinping met en œuvre, lui, ce que l’avocat Teng
Biao appelle une politique d‘ “élimination de la société civile”.

“Le gouvernement considère la société civile comme une menace
contre son pouvoir, et estime que s’il ne maîtrise pas sa montée en puissance
elle deviendra un puissant moteur de changement politique, précise-t-il. C’est
pourquoi les autorités ont le sentiment de devoir arrêter sans cesse plus de gens
afin d’assurer la pérennité du système.”

Cette stratégie pourrait fonctionner à court terme, analyse
Teng Biao, car la répression a un effet “dissuasif”, par exemple sur les
avocats qui hésitent à se charger d’une affaire politiquement délicate, ou sur
des défenseurs de l’environnement qui envisageraient d’organiser un séminaire
sur la construction de barrages – mais aussi sur les bénévoles de la
bibliothèque Li Ren, ici, à Picun, trop effrayés pour accepter de parler à un
journaliste étranger.

“Il est extrêmement difficile de contrôler toute la vie
politique et la bonne assimilation de l’idéologie par chacun, juge pour
sa part William Nee. Je crains que cela soit impossible, d’où cette répression
constante à laquelle on assiste – et dont on ne voit pas la fin.”

—Peter Ford
Publié le 18 octobre 2014 dans The Christian Science Monitor Boston