La nuit du 26 septembre 2014, Ernesto Guerrero, étudiant de 23 ans, s’est retrouvé avec le canon d’un fusil d’assaut AR-15 pointé sur lui.
“Casse-toi ou je te bute.”

A ce moment-là, il ne savait pas que le policier venait de lui épargner une mort certaine. Le policier n’avait ni agi par hasard ni par pitié, mais bien parce qu’il ne pouvait pas se permettre d’embarquer un autre étudiant. Comme Ernesto l’a raconté des semaines plus tard, des dizaines d’étudiants de l’Ecole normale d’Ayotzinapa gisaient sur l’asphalte et les policiers chargeaient les corps dans des camionnettes. Les véhicules étaient pleins à craquer. La police était tellement débordée qu’elle avait même réclamé de l’aide aux agents de la localité voisine de Cocula, et quand Ernesto, armé de son courage, s’est approché pour s’inquiéter du sort de ses amis, il n’y avait plus de place pour lui. Les policiers l’ont alors menacé et lui ont ordonné de partir. “Et j’ai vu s’éloigner mes amis”, se souvient-il. C’était la dernière fois qu’il les voyait.

Suivis à la trace par les narcos

Ce 26 septembre, Ernesto s’était rendu à Iguala, avec une centaine de futurs instituteurs dans deux autobus. Venus d’Ayotzinapa, les étudiants motivés et bruyants avaient l’intention, comme ils l’avaient déjà fait par le passé, de récolter des fonds : faire la quête dans les rues du centre, entrer dans les commerces et même bloquer la circulation. Leur arrivée n’est pas passée inaperçue. Les narcos, selon la reconstitution des faits par le procureur de la justice mexicain, les avaient suivis à la trace et alerté le commissariat. Les étudiants n’étaient pas les bienvenus.

En juin 2013, après l’assassinat du leader du mouvement paysan Arturo Hernández Cardona, également torturé, ces derniers avaient accusé le maire de Iguala, José Luis Abarca Velázquez, et s’en étaient pris à l’hôtel de ville. Les narcos et les policiers, qui vivent en parfaite symbiose à Iguala, ont cru que les étudiants allaient repasser à l’action, mais que cette fois ils allaient s’en prendre à un personnage encore plus puissant, la femme du maire, María de los Ángeles Pineda Villa.

L’horreur a ouvert sa gueule toute grande

Selon les enquêtes en cours, l’épouse du maire d’Iguala, est à la tête des finances du cartel des Guerreros Unidos de la ville. Ses liens avec les narcos ne datent pas d’hier. Elle est la fille d’une ancienne petite main d’Arturo Beltrán Leyva, le “chef des chefs”, et ses propres frères ont créé sous les ordres de Beltrán, une petite organisation criminelle ayant pour objectif de s’attaquer aux cartels des Zetas et de la Familia Michoacana. Après l’exécution de ses deux frères, elle a pris les rênes de l’organisation à Iguala, et le couple a connu une fulgurante ascension sociale dont le couronnement devait être son élection au conseil municipal en 2015. Or elle avait justement organisé une grande réunion à l’occasion du lancement de sa campagne électorale le 26 septembre.

L’irruption dans la ville des étudiants cagoulés et prêts à en découdre a fait craindre le pire aux autorités. Le maire a exigé de ses sbires qu’ils empêchent cette manifestation à tout prix, et, selon certaines versions, qu’ils livrent les étudiants aux Guerreros Unidos. L’ordre a été exécuté scrupuleusement. L’horreur a ouvert sa gueule toute grande. On ne saura peut-être jamais comment la barbarie a atteint de telles proportions, mais l’enquête policière est arrivée à déterminer que les élèves-enseignants, qui ignoraient certainement la vraie nature du pouvoir municipal d’Iguala, ont été massacrés avec autant de rage que s’ils avaient appartenu à des cartels rivaux.

Partie de chasse macabre

La police s’est acharnée sur les élèves-enseignants, les attaquant par vagues successives. Ces derniers ont tenté en vain de fuir en prenant d’assaut des autocars. Deux d’entre eux ont été tués par balle, un autre a eu la peau du visage arrachée, trois personnes étrangères aux faits ont été abattues, car elles avaient été prises pour des étudiants-enseignants. Dans cette partie de chasse, des dizaines d’étudiants ont été arrêtés et conduits au commissariat d’Iguala. Personne n’a donné l’ordre d’arrêter. Le piège s’est refermé.

Par une nuit presque sans lune, les étudiants ont été entassés comme du bétail dans un camion et une camionnette, puis conduits à la décharge de Cocula. Ç’a été un voyage vers l’enfer. Nombre de ces jeunes, sans doute une quinzaine, blessés graves et frappés, sont morts d’asphyxie pendant le trajet. Une fois arrivés sur place, les survivants ont dû descendre un à un. Les mains sur la tête, on les obligeait à marcher sur un court trajet, à s’allonger sur le sol, puis à répondre à des questions. Leurs bourreaux voulaient savoir pourquoi ils étaient venus à Iguala et s’ils appartenaient au cartel rival. Les élèves-enseignants, selon les aveux des suspects, répondaient, terrorisés, qu’ils n’avaient rien à voir avec le trafic de drogue. En vain. A l’issue de l’interrogatoire, ils recevaient une balle dans la tête.

La nuit la plus noire du Mexique

Le noyau dur du commando, même s’il était épaulé par d’autres tueurs, était constitué de Patricio Reyes Landa, Jonathan Osorio Gómez, et Agustín García Reyes. Avec une bestialité méthodique, ils ont tué tous les étudiants. Quant à ceux qui étaient déjà morts, ils les ont traînés par les bras et les jambes hors des véhicules.

Comme pour un rite barbare, ils ont préparé un immense bûcher dans la décharge. Sur un lit de pierres circulaire, ils ont d’abord disposé des pneus, puis du bois. Par-dessus, ils ont placé les cadavres avant de les arroser d’essence et de gazole.

Le brasier a illuminé la nuit la plus noire du Mexique. Les flammes ont été alimentées pendant des heures. Les tueurs, sûrs de leur impunité, se sont éloignés en attendant que le feu se consume. Le lendemain, vers 17 heures, ils se sont approchés des restes, les ont dépecés et fourré les morceaux dans de grands sacs-poubelle noirs. Le soir venu, les assassins ont quitté les lieux. Lors du voyage de retour, ils ont jeté les sacs dans le fleuve San Juan. Il allait encore falloir quelques jours pour que le Mexique ouvre les yeux sur l’horreur.