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« .wine » ou « .vin » : intense bataille autour des nouvelles adresses Internet

Le droit d’acheter de nouveaux noms de domaine Internet, comme beaujolais.wine, fait l’objet d’une âpre bataille.

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Publié le 17 novembre 2014 à 10h39, modifié le 19 août 2019 à 14h18

Temps de Lecture 8 min.

Manuel Valls déguste un vin de Chablis.

Le système des adresses Internet est en train de vivre une révolution. Les grands domaines historiques (.com, .net, .org) et les noms de pays (.fr pour la France, .es pour l’Espagne, etc.) vont bientôt coexister avec 1 300 nouveaux domaines, dits « génériques ».

Certains sont très ciblés – .coffee, .lawyer, .restaurant, .voyage, .camera, .florist, .museum... – et vont sans doute s’imposer comme de nouveaux outils marketing pour les entreprises du monde entier. D’autres sont moins précis : .today, .solutions, .international, .market, .cool... De grandes entreprises ont acheté leur propre domaine (.total, .bmw, .google...), qu’elles réserveront à leur usage. Des dizaines de villes et de régions ont fait de même, pour assurer leur promotion en ligne : .paris, .alsace, .bzh, .corsica, .miami, .berlin... En novembre 2014, 430 nouveaux domaines ont déjà été créés, et commencent à entrer en service. Les autres devraient apparaître en 2015.

Cette opération complexe est pilotée par l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (Icann), association d’envergure mondiale sise en Californie, et placée depuis sa création sous la tutelle du département américain du commerce.

Un business florissant

Elle a surtout engendré un business florissant. L’Icann octroie les nouveaux domaines à des sociétés spécialisées, les « registries » (registres), qui seront chargées de leur gestion technique. Pour la vente des adresses individuelles (toureiffel.paris, cannon.photography, quimper.bzh, etc.), les registres traiteront avec d’autres sociétés, les « registrars », ou bureaux d’enregistrement agréés par l’Icann. C’est à ces « registrars » que les clients désireux d’acquérir une nouvelle adresse devront se tourner.

La création d’un domaine n’est pas à la porteée de tous : pour déposer un dossier, la société candidate doit verser à l’Icann au moins 185 000 dollars, sans garantie que sa demande soit acceptée. Quand plusieurs « registres » sont en concurrence pour un même domaine, il est vendu aux enchères, pour des sommes pouvant atteindre des millions de dollars.

Le « registre » le plus entreprenant est une jeune société américaine baptisée Donuts, située près de Seattle, qui compte une trentaine d’employés et quelques solides investisseurs. L’un de ses cofondateurs, Jon Nevett, a travaillé pendant dix ans au sein de différents organes de l’Icann. A ce jour, Donuts a déposé 307 demandes – ce qui représente au minimum 56 millions de dollars de frais de dossier – et a déjà remporté 155 domaines, y compris .computer, .fitness, .discount, .voyage… Pour chaque domaine, elle a créé une société écran, qui est propriétaire du nom.

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Le problème du .vin

Le plus souvent, tout se passe bien, mais certains noms de domaines provoquent des conflits. Ainsi, Donuts souhaite acheter deux domaines stratégiques pour le commerce mondial du vin : .wine et .vin. Pour .wine, deux autres « registres » étaient en lice – l’un basé en Irlande, l’autre à Gibraltar –, mais Donuts a su les convaincre de se désister.

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Pour le .vin (en français), Donuts est le seul candidat, et il le restera, car les délais de dépôt de dossier sont clos. Les professionnels du secteur, notamment français, ont réalisé le danger assez tardivement : Donuts allait pouvoir vendre les nouvelles adresses au plus offrant, ou au premier arrivé. En théorie, beaujolais.wine ou saintemilion.vin pourraient être attribué à des négociants n’ayant rien à voir avec les régions concernées – ou même à des spéculateurs sans lien avec l’industrie du vin.

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En France, la Confédération nationale des producteurs de vins d’appellations d'origine contrôlées (CNAOC) découvre le problème fin 2012. Elle alerte les pouvoirs publics et tente de mobiliser l’ensemble de la filière vin française et européenne. Avec l’aide de plusieurs pays méditerranéens, la France, désormais en pointe sur ce dossier, réussit à convaincre la Commission européenne de faire pression sur l’Icann. Pascal Bobillier-Monnot, président de la CNAOC, estime que ses revendications sont modérées : « Un nom de deuxième niveau comme beaujolais.wine, correspondant à l’identique à une appellation d’origine contrôlée, doit être réservée à l’Interprofessionnelle des vins du Beaujolais. En revanche, si un marchand de vin belge veut acheter une adresse mesbonsvinsdubeaujolais.wine, il n’y a aucun problème. »

Une vieille bataille

Pour les Européens, cette affaire est une nouvelle variante d’une vieille bataille menée contre les Etats-Unis, qui refusent de reconnaître la validité juridique des « appellations d’origine contrôlée » et les « indications géographiques ». Une victoire des partisans des AOC sur Internet pourrait établir un précédent pour les négociations plus vastes au sein de l’Organisation mondiale du commerce. A noter que la position des Européens est renforcée par l’arrivée d’alliés inattendus : les viticulteurs de la Napa Valley, en Californie, qui, eux aussi, veulent protéger le nom de leur région.

Au printemps 2014, l’Icann reçoit deux requêtes officielles lui enjoignant de réexaminer ce dossier – l’une émanant de l’Union européenne, l’autre d’associations professionnelles dont la CNAOC. Si les plaignants n’obtiennent pas de compromis acceptable de la part de Donuts, ils menacent de porter l’affaire devant une commission internationale d’arbitrage.

Prise de court, l’Icann préfère suspendre l’attribution du .wine et du .vin. Jean-Jacques Sahel, vice-président de l’Icann pour l’Europe, assure que dans cette affaire, son organisation est neutre, et veut servir d’intermédiaire pour faciliter les négociations : « L’Icann n’a pas vocation à trancher le débat sur la validité des indications géographiques dans le commerce mondial. Quand notre comité consultatif réunissant les représentants des gouvernements adopte une position consensuelle, nous en tenons compte. Dans le cas contraire, par exemple pour le dossier du vin, nous devons trouver des arrangements. »

En France, on a plutôt le sentiment que jusqu’à une date récente, les responsables de l’Icann soutenaient de facto la position américaine sur les indications géographiques.

Axelle Lemaire, secrétaire d’Etat chargée du numérique, a beaucoup travaillé sur ce dossier : « Au début, on nous disait que la France était isolée dans cette affaire. Nous avons prouvé le contraire, l’Icann a été inondée de lettres de viticulteurs du monde entier, y compris du Chili et d’Australie. Puis, on nous a expliqué que c’était trop tard, que les jeux étaient faits. Et là encore, le discours a changé. » Selon elle, la solution consisterait à attacher au contrat entre l’Icann et Donuts une liste de noms dont l’usage serait réservé aux détenteurs légitimes d’une marque ou d’une appellation géographique. Ce genre de liste existe déjà dans d’autres secteurs, pour protéger le mouvement olympique, la Croix-Rouge, les institutions médicales...

La France « prête au clash »

Plus généralement, Axelle Lemaire laisse entendre que l’Icann fonctionne en vase clos, sous l’influence des informaticiens et des entrepreneurs de la Silicon Valley, sans lien suffisant avec les autres acteurs de l’économie. Cela dit, ce système va sans doute être réformé, car en mars, les Etats-Unis ont annoncé qu’ils souhaitaient renoncer à leur tutelle sur l’Icann à partir de septembre 2015. L’association a aussitôt lancé une vaste consultation à l’échelle planétaire, afin de définir de nouvelles règles de gouvernance.

Lire aussi : Le régulateur mondial d'Internet veut s'émanciper du contrôle américain

Dans l’affaire du vin, le président de l’Icann, l’Américain Fadi Chehadé, a envoyé fin octobre à Axelle Lemaire une lettre dans laquelle il se félicite de l’avancée des négociations, et reprend à son compte l’idée d’une « liste réservée de noms qui seraient protégés contractuellement dans l’accord entre l’Icann et le registre, et accompagnés d’un ensemble de règles pour attribuer ces noms aux parties ayant des intérêts et des droits en la matière ». L’Icann serait chargée de veiller à l’application de ces règles.

Axelle Lemaire juge la lettre « positive », tout en restant sur ses gardes : « Nous espérons éviter une procédure d’arbitrage longue et coûteuse, mais si on nous y oblige, nous sommes prêts à aller au clash. Nous refusons que le principe de non-reconnaissance des indications géographiques soit introduit de cette façon dans les instances internationales. »

De son côté, contacté par Le Monde, le responsable de Donuts, Jon Nevett, se veut conciliant : « Nous sommes pris entre deux feux, au milieu d’une bataille entre Etats qui nous dépasse. Nous ne faisons pas les lois. C’est vrai que mon gouvernement n’est pas favorable à la reconnaissance des indications géographiques, mais à mon niveau, je cherche simplement des arrangements commerciaux, au coup par coup. » Il affirme que ses récents contacts avec les professionnels du vin sont constructifs : « Ce sont nos futurs clients, notre intérêt est de nous entendre avec eux. »

En ce qui concerne les règles d’attribution des adresses, il reste prudent, mais affirme qu’il ne tient pas particulièrement au système de vente au plus offrant, ni au premier arrivé : « Je serai très heureux si beaujolais.wine revient aux viticulteurs de cette province. J’adore le beaujolais. »

Il fait remarquer que les nouveaux domaines « génériques » sont mieux protégés que les anciens, grâce à des procédures efficaces pour sanctionner les abus, y compris le blocage d’une adresse. Donuts s’engage aussi à lutter contre les cybersquatteurs, ces spéculateurs qui achètent des adresses dans le but de les revendre plus cher. Plus généralement, Jon Nevett est persuadé que les nouveaux domaines génériques vont s’imposer rapidement : « Aujourd’hui, pour les entreprises, les domaines .com ou .fr ont déjà perdu toute pertinence. Si vous vendez du café, une adresse en .coffee vous sera plus utile, et vous abandonnerez assez vite votre adresse en .com. »

Elargir le combat

De son côté, Pascal Bobillier-Monnot de la CNAOC souhaite à présent élargir son combat en alertant les professionnels d’autres secteurs agro-alimentaires sur les dérives similaires, dans les domaines comme .coffee ou .food. Pour le .coffee, il est bien tard, car il a déjà été attibué à Donuts, mais M. Bobillier-Monnot veut croire que les règles peuvent encore être changées.

Une chose est sûre : les Etats-Unis ont réussi à dominer ce nouveau marché. Derrière Donuts, les deux principaux acheteurs de domaines « génériques » sont Amazon et Google, qui renforcent leur puissance sur Internet en s’arrogeant un rôle supplémentaire – celui de registres. Amazon a acheté aux enchères, sans doute pour des millions de dollars, des domaines tels que .book et .buy.

Cependant, les géants de l’Internet n’ont pas toujours gain de cause quand ils se heurtent à des groupes représentant des zones géographiques. Amazon voulait faire de son nom un domaine à part entière, mais les pays riverains du bassin du fleuve Amazone s’y sont opposés au sein de l’Icann, avec succès. Amazon va posséder une centaine de domaines, mais le .amazon lui échappe. En revanche, la province marocaine de Tata a accepté de laisser le domaine au groupe industriel indien du même nom.

A ce jour, plus de trois millions de nouvelles adresses ont déjà été vendues, dont un million dans les domaines appartenant à Donuts.

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