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Enquête

Kazakhgate : escale à l’île de Man

La justice a retracé une partie des rétrocommissions présumées en marge d’une vente d’hélicoptères à Astana. Au cœur de l’affaire, une avocate niçoise, Catherine Degoul, qui a créé des sociétés offshore.
par Yann Philippin et Thierry Denoël, *
publié le 19 novembre 2014 à 19h46

La justice piste l'argent du «Kazakhgate». Selon nos informations, qui confirment et complètent celles du Monde, l'enquête menée par les juges Roger Le Loire et René Grouman a mis au jour de possibles commissions via des sociétés écran, en lien avec la vente par la France de 45 hélicoptères Eurocopter au Kazakhstan en 2010-2011.

Les magistrats soupçonnent que pour faciliter ce contrat, l'Elysée serait parvenu à faire changer une loi belge afin d'éviter à l'oligarque Patokh Chodiev, grand ami du président kazakh, une condamnation pour corruption outre-Quiévrain. C'est ce que décrit Jean-François Etienne des Rosaies, qui était à l'époque conseiller équestre du président Sarkozy. Dans une note confidentielle, il se présente comme le «coordonnateur» de l'opération belge, à laquelle participait l'avocate niçoise Catherine Degoul, choisie par Chodiev sur les conseils de l'Elysée. Au final, la loi a bien été modifiée, ce qui a permis à l'oligarque de solder son affaire via une transaction financière avec la justice en juin 2011. Me Degoul a été mise en examen pour «corruption d'agents publics étrangers» et «blanchiment en bande organisée» en septembre.

Comme l'ont révélé dans leur livre les journalistes du Monde Gérard Davet et Fabrice Lhomme (1), elle aurait reconnu lors de sa garde à vue que le contrat des hélicoptères était conditionné à une intervention pour sauver Chodiev en Belgique. Les policiers de l'Office central de répression de la grande délinquance financière ont découvert que Chodiev lui aurait versé 7,5 millions d'euros, à l'automne 2011, dont Me Degoul aurait redistribué 5 millions en espèces. Les enquêteurs cherchent à vérifier si ces billets ont servi à corrompre des personnalités belges et/ou kazakhes.

De source proche de l’enquête, le reste de l’argent aurait notamment servi à récompenser Etienne des Rosaies, à hauteur d’environ 1 million d’euros. Coïncidence : il a acheté un haras dans le Calvados pour 402 000 euros en octobre 2011, juste après avoir reçu les fonds. Catherine Degoul lui a viré directement 300 000 euros. Le solde serait passé par un montage beaucoup plus discret, via les sociétés Interco LLC (installée sur l’île de Man) et Antigone Holdings (immatriculée aux îles Vierges britanniques). Deux structures offshore liées à un citoyen belge, Guy Vanden Berghe (sa femme est actionnaire d’Interco). Cet ingénieur à la retraite de 71 ans, qui partage sa vie entre Uccle (une banlieue chic de Bruxelles) et un petit village de Dorgogne, a lui aussi été mis en examen.

«Objection». Selon nos informations, Catherine Degoul et Guy Vanden Berghe se connaissent depuis au moins dix ans. Ils apparaissent en effet dans une autre société de l'île de Man, Envol LCC. Envol et Interco ont été créées par les mêmes holdings, Targus Investments et Targus Holdings Ltd, immatriculées aux Seychelles. L'avocate est l'une des directrices d'Envol, tandis que Guy et son épouse en sont actionnaires. Un détail devrait attirer l'attention des enquêteurs : les actionnaires ont demandé la dissolution d'Envol en 2011. Mais les autorités de l'île de Man, pourtant a priori peu regardantes, s'y sont opposées, en raison d'une «objection» toujours pas résolue à ce jour.

Au début des années 2000, Catherine Degoul était une habituée de l'île de Man, où elle a créé cinq sociétés différentes. Nous avons retrouvé l'homme qui a guidé ses premiers pas dans ce paradis fiscal, situé entre l'Irlande et la Grande-Bretagne. «Elle m'a demandé de l'aider à créer des sociétés à l'île de Man, raconte-t-il. C'était très fermé à l'époque, il fallait parler anglais et avoir de la patience, ce qu'elle n'avait pas. Je suis allé avec elle sur place, je l'ai fait déjeuner avec des banquiers et je l'ai introduite auprès d'Ocra Ltd, une société spécialisée dans la création de structures offshore.» A quoi servaient ces sociétés ? «Elle les créait pour des clients à elle, surtout basés en Côte-d'Ivoire, d'autres aux Etats-Unis, se souvient notre témoin. Ils voulaient mettre leurs biens à l'abri à cause de changements de la législation fiscale, ainsi que de l'agitation politique à l'époque en Côte-d'Ivoire.»

Ambiguïtés. Ce familier de l'île de Man indique n'avoir rien vu d'illégal, mais raconte avoir mis fin rapidement à sa collaboration avec Catherine Degoul et s'être retiré des sociétés où il apparaissait. «J'ai vite compris que l'argent était sa principale motivation, et qu'elle était prête à faire beaucoup de choses pour ça. Il y avait des ambiguïtés dans son discours, elle se contredisait. Donc je n'ai pas voulu rester plus longtemps. De toute façon, elle n'avait plus besoin de moi…»

Catherine Degoul a-t-elle demandé à Guy Vanden Berghe de l’aider à verser les rétrocommissions présumées du Kazakhgate suite à leur collaboration à l’île de Man ? Contactée via son cabinet, l’avocate n’a pas donné suite. Tandis que Guy Vanden Berghe, joint brièvement au téléphone, nous a raccroché au nez. Nous aurions pourtant aimé lui parler de Man, mais aussi du Luxembourg. Selon nos informations, le retraité belge a immatriculé le 8 décembre 2009 au Grand-Duché la société Omgadi, et l’a dissoute dès le 23 décembre 2010. Curieusement, cette structure a donc été active seulement un an, pendant la période du «Kazakhgate».

(1) «Sarko s'est tuer», Stock.

* Nous avons réalisé cette enquête en collaboration avec l'hebdomadaire belge «le Vif», qui a révélé plusieurs éléments du Kazakhgate en 2013.

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