Elle se balade dans « World of Warcraft » pour y faire parler les sexistes

Elle se balade dans « World of Warcraft » pour y faire parler les sexistes

Artiste et gameuse, Angela Washko utilise son avatar pour explorer la misogynie dans le jeu vidéo « World of Warcraft ». Selon elle, il est devenu le refuge de comportements qui ne sont plus acceptés hors ligne.

Par Claire Richard
· Publié le · Mis à jour le
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Angela Washko est féministe et artiste. Son terrain : les jeux vidéo. Elle y joue depuis toujours, mais surtout, elle s’en sert depuis quelques années comme terrain d’exploration et de recherche – littéralement parlant. Ainsi, elle s’y promène sous les traits de son avatar, et au lieu de jouer au jeu proprement dit, elle essaie d’engager la conversation sur les femmes et le féminisme avec les avatars qui veulent bien lui répondre.

La première chose frappante, c’est la puissante étrangeté qui se dégage des captations vidéo de ses performances. On est là, une belle musique épique dans les oreilles, dans un monde virtuel traversé par des dragons, des guerriers, des elfes. Et soudain, certains d’entre eux se mettent à discuter féminisme et de si oui ou non les femmes sont définies par la maternité.

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Ainsi, dans la vidéo ci-dessous, Angela Washko est une créature aux longs cheveux blancs et aux airs d’elfe de Tolkien, qui s’entend dire par un avatar secondé d’un dragon que les femmes devraient retourner aux fourneaux.

 

Angela Washko dans « World of Warcraft »

Entretien – par mail, à cause du décalage horaire (elle vit en Californie) et de son emploi du temps bien rempli – avec cette artiste d’un nouveau genre.

Rue89 : Quand avez-vous commencé à jouer aux jeux vidéo ?

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Angela Washko : Quand j’étais petite, je jouais religieusement. Très vite, j’ai préféré jouer seule à des jeux de rôle (comme « Final Fantasy », « Chrono Trigger », « Lufia », « Earthbound », « Secret of Evermore », « Metal Gear Solid », « Star Ocean for Playstation »)...

Quand ma famille a finalement acheté un ordinateur et qu’on a enfin eu Internet, j’ai commencé à m’intéresser aux jeux multijoueurs d’heroic fantasy. Je trouvais ça génial l’intimité qu’on pouvait ressentir dans ce monde où tous les échanges se faisaient par le texte. Et c’était aussi très excitant de pouvoir rencontrer tous ces gens qui venaient de mondes très différents, que je n’aurais jamais pu rencontrer autrement – j’étais une ado coincée dans un trou paumé merdique au fin fond de la Pennsylvanie.

A quel moment avez-vous réalisé qu’il y avait un sérieux problème avec les femmes dans les jeux en ligne ?

J’ai commencé à jouer à « World of Warcraft » en 2006. Dès le début, j’ai été gênée par la façon dont les femmes étaient traitées sur le serveur sur lequel je jouais  : certains joueurs les méprisaient parce qu’ils pensaient qu’elles étaient biologiquement incapables de bien jouer, ou leur manquaient de respect, parce qu’ils voulaient garder un espace de fantasme masculin.

Ce qui m’a aussi toujours dérangée, c’est à quel point des échanges amicaux entre un homme et un femme virent vite à la demande d’affection, ou combien les hommes ont l’impression qu’être une femme permet de recevoir un traitement de faveur (parce que les femmes sont incluses dans plus de raids, parce que les gens aiment entendre des voix de femmes sur le tchat). Mais ils ne se rendent pas du tout compte de l’effet produit par ce «  favoritisme  ». C’est affreux. C’est une forme d’objectivation abstraite vraiment très, très bizarre.

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Angela Washko dans « World of Warcraft »
Un avatar décrit le féminisme ainsi : « Féministe = veulent faire tout comme les hommes mais ne peuvent même pas PISSER debout ! »

Et d’où vous est venue cette idée de faire du jeu un terrain de recherche  ?

En 2012, je me suis dit que c’était assez logique d’explorer comment cette communauté de joueurs avait développé de telles façons de traiter les femmes joueuses et de parler d’elles. Assez naturellement, ces questions ont provoqué des débats sur le féminisme, puisqu’à chaque fois que je mentionnais le terme, ça provoquait les pires malentendus et les débats les plus polarisés.

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L’idée d’utiliser « World of Warcraft » comme «  champ de recherche  » est venue assez naturellement, à force d’engager des conversations et de les enregistrer. Je me suis rendu compte que ce que faisais, c’était plus qu’une simple performance, mais un vrai travail de terrain.

Comment ça s’est passé au début ? Comment avez-vous choisi votre personnage ?

La première fois, j’étais très nerveuse, parce que ce que je faisais, c’était vraiment très inhabituel dans le jeu... Se servir du tchat pour ces discussions, utiliser «  un projet de recherche  » comme cadre pour lancer la discussion avec les joueurs... Surtout sur un sujet aussi délicat et qui déclenche des réactions à ce point tranchées chez tellement de joueurs -- ça sort vraiment des fonctions habituelles du tchat, qui est plutôt fait pour les quêtes, les raids, les donjons et le public.

Au début, je transpirais beaucoup et j’avais peur de dire aux autres joueurs ce que je faisais. Mais j’ai vite compris que cette peur était inutile. Au contraire, quand je disais aux gens que j’enregistrais leurs opinions pour un projet, ils avaient encore plus envie de participer. Dans la vidéo « Chastity », il y a un exemple d’une de mes premières tentatives de lancer le débat sur le traitement des femmes dans « World of Warcraft ».

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Angela Washko dans « World of Warcraft »
L’avatar d’Angela Washko discute du féminisme avec « Chastity », une femme enceinte qui se définit comme « à l’ancienne »

 

Comment les avatars que vous abordiez ont-ils réagi ?

Les réactions ont été très variées. Une fois, je suis tombée sur un manager dans une entreprise de climatisation, qui m’a dit qu’il refusait d’engager des femmes parce qu’elles ont leurs règles – ça a rendu beaucoup de femmes furieuses.

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Un personnage appelé «  Chastity  » a dit devant un petit groupe que les femmes qui se font avorter devraient être stérilisées à vie – même les hommes conservateurs avec qui je parlais à ce moment-là étaient surpris d’entendre ça.

Il y a quelques jours, un garçon de 20 ans m’a dit qu’il était sexuellement attiré par son avatar de femelle panda, parce qu’elle a des courbes, qu’elle est exotique et interdite.

 

Angela Washko dans « World of Warcraft »
Un avatar féminin explique qu’il est un homme et montre son soutien-gorge aux autres joueurs

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Je suis toujours surprise de voir à quel point les femmes (moi comprise) s’entendent souvent dire de retourner aux fourneaux. Mais surtout, je suis surprise de voir à quel point « World of Warcraft » est devenu un refuge pour toutes les attitudes politiquement incorrectes, racistes, homophobes et sexistes qui sont de moins en moins acceptables hors de l’écran, et à quel point les femmes qui protestent contre cette situation sont rares.

Certaines sont même plutôt contentes de la rareté des femmes, d’un point de vue tactique (moins de femmes = plus d’attention pour celles qui restent).

Est-ce que vous avez l’impression d’accéder en ligne à un discours plus «  brut  » que celui que pourriez entendre dans la vie réelle (IRL)  ?

Oui, bien sûr. Surtout dans ’World of Warcraft’, où on peut rester anonyme derrière son avatar. Même si la responsabilité liée au vrai nom s’impose de plus en plus (par exemple, via le système Battle.net), c’est vrai que le fait de rester déconnecté de sa vie hors du jeu permet aux participants de me parler beaucoup plus franchement. Les participants sont moins liés par ce qu’ils disent, et ils craignent moins les conséquences de leurs paroles.

De plus, le cadre de mon projet de recherche donne aux participants l’impression d’avoir un forum pour communiquer leurs opinions à un public qu’ils ne pourraient pas toucher autrement.

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Angela Washko dans « World of Warcraft »
Le débat avec « Chastity » attire d’autres joueurs et une discussion réfléchie s’engage

Est-ce que l’ethnographie dans les jeux vidéo pourrait être un outil intéressant pour la recherche au sens large, parce qu’elle pourrait permettre d’explorer sans filtres des préjugés qui n’osent pas se dire ailleurs ?

Je pense que les gens devraient faire du terrain dans les espaces numériques et y participer, et quand ils rencontrent des formes d’oppression, organiser des interventions pour perturber le statu quo.

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Je vois mon travail comme une forme de militantisme dans « World of Warcraft », du point de vue d’une participante  : je ne me serais pas lancée là-dedans si je n’y jouais pas déjà depuis six ans, et si je ne connaissais pas bien la spécificité de ces problèmes dans le contexte de ce jeu précis.

Chaque espace a des protocoles, des modes de navigation et des interfaces propres, qui déterminent son mode de fonctionnement. Mes interventions dans « WoW » ne fonctionneront donc pas forcément ailleurs. On ne peut pas se contenter de copier-coller la même tactique dans un jeu différent.

Cette espèce d’ethnographie numérique en immersion, ça existe ailleurs ?

J’ai découvert l’existence de quelques projets similaires, bien après avoir commencé le mien.

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Il y a par exemple Joseph DeLappe et son projet Dead-in-Iraq, dans lequel l’artiste joue à « America’s Army » [le jeu gratuit créé par l’armée américaine pour faire de la publicité et recruter, ndlr] et utilise des noms de soldats tués en Irak. Ce geste vise à créer un débat sur la guerre dans un espace de jeu qui relève à la fois de la propagande et de l’outil d’entraînement. Je trouve ça assez fort, c’est comme un mémorial éphémère. C’est un projet que j’aime beaucoup.

Une vidéo du projet « Dead-in-Iraq » postée par l’artiste

Dans  « Portraits : The New Working Class », Stephanie Rothenberg s’intéresse au travail dans « Second Life » : elle fait des portraits d’avatars dans le jeu en étudiant le travail qu’ils font dans « Second Life » et dans la vraie vie. Elle interroge aussi les gens qu’elle étudie sur leurs revenus dans le jeu, et offre ainsi un aperçu des économies du travail dans « Second Life » et d’autres formes de travail numérique.

Pourquoi, selon vous, la culture des jeux vidéo est-elle si misogyne ?

« World of Warcraft » est un espace où peuvent s’épanouir toutes les idéologies, les sentiments et les expériences réprimés dans la société américaine «  rationnelle  » et «  politiquement correcte  ». Dans cet espace, toutes les représentations auxquelles nous avons constamment recours dans la vie quotidienne deviennent inutiles.

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Dans l’espace physique, le racisme, l’homophobie et la misogynie s’exercent souvent dans des systèmes, pas ouvertement. Aujourd’hui, être un bigot ouvertement sexiste et homophobe est passé de mode – du coup, les gens se ménagent des espaces où ce langage peut vivre et être le mode d’expression dominant.

Et en même temps, cet anonymat permet l’une des dernières possibilités de solidarité entre des gens extrêmement conservateurs, dans un environnement a priori non surveillé et détaché des identités professionnelles et sociales de l’identité dans le monde physique.

Pourquoi Internet est-il toujours, pour citer une expression que vous utilisez, un « club de mecs » – comme l’a récemment montré, aux Etats-Unis, l’affaire du « gamergate » [controverse lancée en août 2014 dans le milieu du jeu vidéo américain, qui a mis en lumière l’ampleur du sexisme et de la misogynie du milieu, mais aussi son évolution vers plus de diversité, ndlr] ?

L’animosité envers la diversité dans le monde du jeu vidéo existe depuis très longtemps, et elle a influencé beaucoup de mes projets. Ça n’a rien de nouveau : déjà en 1993, un viol virtuel s’était produit dans le jeu « LambdaMOO ».

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La réaction qu’a provoquée la campagne de levée de fonds d’Anita Sarkeesian [féministe américaine-canadienne et gameuse ayant lancé un projet Kickstarter pour financer un film sur les clichés sexistes dans les jeux vidéo. Suite au succès de son appel, elle a fait l’objet d’un intense harcèlement en ligne et reçu des menaces de viol et de mort, ndlr] signale le début d’une tradition de haine collectivisée plus récente contre les producteurs culturels qui promeuvent l’inclusivité dans la culture des jeux vidéo. Le « gamergate » a fait apparaître cette animosité et l’a mobilisée. C’est un mouvement social qui lutte contre d’autres mouvements qui prennent de l’essor et mènent vers une culture du jeu vidéo plus « queer » et plus inclusive.

Mais ces stratégies pour faire peur aux femmes et les soumettre ont eu l’effet opposé et elles ont au contraire suscité un mouvement de soutien énorme pour ces femmes et leurs productions culturelles. Le « gamergate » nous dit que la misogynie dans les jeux est plus qu’un problème : certains sont prêts à aller jusqu’à menacer de mort ceux qui veulent s’opposer à ce sexisme. C’est tellement absurde. C’est une honte nationale.

Claire Richard
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