Chroniques

La conquête, c'est pour les losers

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Par Paul Krugman

Il avait raison mais cette leçon est apparemment difficile à intégrer. Il paraît certain que Vladimir Poutine n’a jamais été mis au courant. Nos néoconservateurs non plus, eux qui démontrent qu’ils n’ont rien retenu de la débâcle iraquienne en enviant à ce point le cas Poutine.

L’argument d’Angell était simple : le pillage n’est plus ce qu’il était. L’on ne peut se comporter avec une société moderne de la façon dont la Rome ancienne traitait une province qu’elle venait de conquérir, sans détruire la richesse même que l’on tente de saisir. Et pendant ce temps, la guerre, ou la menace d’une guerre, en perturbant les liens commerciaux et financiers, impose des coûts importants qui vont au-delà du simple fait de déployer des troupes et de les garder sur place. Même si l’on gagne, la guerre nous appauvrit et nous rend plus faibles.

Ce sont les exceptions à cet adage qui confirment la règle. Il existe encore des bandits qui font la guerre pour s’amuser et pour le profit, mais ils le font invariablement dans des endroits où les matières premières exploitables sont la seule véritable source de richesse. Les gangs qui déchirent la République centrafricaine sont à la recherche de diamants et d’ivoire de contrebande ; l’Etat Islamique prétend peut-être apporter un nouveau califat mais, jusqu’à présent, il a surtout mis la main sur des puits de pétrole.

Ce que je veux dire, c’est que ce qui fonctionne pour un chef de guerre du quart monde est tout autant destructeur pour lui que pour un pays à l’échelle de l’Amérique – ou même de la Russie. Regardez ce qui est considéré comme un succès pour Poutine, la mainmise sur la Crimée : la Russie a peut-être annexé la péninsule sans qu’il y ait d’opposition, ou presque, mais ce qu’elle a récolté de son triomphe, c’est une économie qui implose, qui n’est en aucun cas en mesure de lui rendre hommage et qui, en fait, a besoin d’aide financière.

Pendant ce temps, les investissements étrangers en Russie et les prêts au pays se sont plus ou moins effondrés même avant que le prix du pétrole ne sombre et transforme la situation en véritable crise financière.

Tout ceci nous amène à deux grandes questions. Tout d’abord, pourquoi Poutine a-t-il fait quelque chose d’aussi stupide ? Et deuxièmement, pourquoi autant de gens influents aux Etats-Unis ont-ils été impressionnés et envieux de sa stupidité ?

La réponse à la première question est évidente lorsque l’on pense au passé de Poutine. Souvenez-vous, c’est un ancien pilier du KGB – ce qui revient à dire qu’il a passé ses jeunes années à être un bandit professionnel. La violence et les menaces, avec en plus des pots de vin et de la corruption sont ce qu’il connaît. Et pendant des années, il n’a eu aucune raison d’apprendre autre chose : les prix élevés du pétrole ont enrichi la Russie, et comme tous ceux qui sont à la tête d’une bulle, il s’est sûrement auto persuadé qu’il était responsable de son propre succès. Je dirais même que cela ne fait que quelques jours qu’il s’est rendu compte qu’il n’avait aucune idée de comment on fonctionne au 21ème siècle.
La réponse à la seconde question est un peu plus compliquée, mais n’oublions pas comment nous nous sommes retrouvés à envahir l’Irak. Ce n’était nullement une réponse au 11 septembre, ni à une preuve avérée de forte menace. C’était plutôt le choix de faire la guerre afin de montrer la puissance des Etats-Unis et que cela serve comme une validation du concept pour toute une série de guerres que les néoconservateurs étaient désireux de faire. Vous vous souvenez de ça : "Tout le monde veut aller à Bagdad. Seuls les vrais hommes veulent aller à Téhéran" ?

Ce qu’il faut retenir, c’est qu’il y a toujours une faction politique puissante en Amérique qui est persuadée que la conquête paie et qu’en général, la façon d’être fort, c’est d’agir comme un dur et de faire peur aux gens. D’ailleurs, on suspecte que cette notion erronée du pouvoir explique pourquoi les architectes de la guerre ont fait de la torture une routine – ce n’est pas seulement une question de résultats mais surtout montrer qu’on est prêts à faire tout ce qu’il faudra.

Les néoconservateurs ont été rudement secoués lorsque l’occupation de l’Irak s’est transformée en fiasco sanglant, mais ils n’en ont pas tiré les leçons. (Qui le fait de nos jours ?) Et ils ont donc considéré les aventures russes avec admiration et envie. Ils ont peut-être affirmé être inquiets quant aux propositions russes, croire que Poutine, "voilà ce qu’on appelle un dirigeant", jouait aux échecs contre le Président Barack Obama qui jouait aux billes. Mais ce qui les a vraiment dérangés, c’est que Poutine vivait la vie qu’ils avaient toujours imaginée pour eux-mêmes.

Cependant, la vérité c’est que la guerre ne paie vraiment, vraiment pas. L’aventure en Irak s’est terminée en laissant les Etats-Unis dans une position plus faible dans le monde, tout en leur coûtant plus de 800 milliards de dollars en dépenses directes et bien davantage en coûts indirects. L’Amérique est une véritable super puissance, donc nous pouvons faire face à ces pertes – bien que l’on frissonne à l’idée de ce qui aurait pu se passer si on avait donné l’opportunité aux "vrais hommes" de se diriger vers d’autres cibles. Mais une pétro-économie financièrement fragile comme l’est la Russie n’a pas le loisir de faire passer ses erreurs.

J’ignore totalement ce qui va arriver au régime de Poutine. Mais Poutine nous a offert à tous une leçon très importante. Peu importent le choc et la stupeur : dans notre monde moderne, la conquête, c’est pour les losers.

Paul Krugman

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