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Billet

Ce que je n’aurais jamais imaginé faire avant mercredi dernier

Les attentats de janvier 2015 en Francedossier
par Luc Le Vaillant
publié le 12 janvier 2015 à 12h09

Voilà la liste de ce que je n'aurais jamais imaginé faire avant que Charlie ne se fasse tirer dessus.

1. Je me suis surpris à souhaiter «bonne nuit» aux CRS qui stationnent dans leur fourgon et qui veillent en bas de l'immeuble de Libé. Et j'ai été loin de trouver ridicules ceux qui, dans la «marche» que je continue à appeler la «manif», applaudissaient les forces de l'ordre qui n'en revenaient pas d'être ainsi fêtées et en jubilaient dans la bonhomie.

Depuis quelques années, je n'en suis plus rendu à crier «mort aux vaches, vive l'anarchie», mais je garde une distance de sécurité avec les matraqueurs de profession et je ne peux m'empêcher de monter dans les tours dès que je croise un uniforme. J'ai réalisé qu'ils pouvaient se faire flinguer sur un trottoir du quartier Bastille, à un carrefour de Montrouge, en donnant l'assaut à une imprimerie ou à un supermarché casher et tout ça pour défendre des journalistes, des juifs, des passants, nous tous quoi. De là à caresser lascivement leur gilet pare-balles ou à baiser le bout de leurs brodequins, il y a encore un fossé que j'espère n'avoir jamais à franchir sur mes ballerines libertaires.

2. Je me suis surpris à ne pas trouver ridicules ces Marseillaises montant dans le ciel dans le silence ému d'un Paris pas si perdu alors que m'insupportent ces obligations faites aux footballeurs d'ânonner ce cri de guerre, qu'ils chantent comme des casseroles. De là à entonner moi-même cet hymne à la patrie, à trompeter ces paroles vengeresses, il y a un fossé où j'aimerais ne pas verser par manque d'envie de me retrouver dans les bras de la Castafiore.

3. Je me suis surpris à apprécier la proximité et même la fraternité non jouée entre Hollande et Merkel, Hollande et Juncker, Hollande et Renzi sans immédiatement hurler contre la logique «austéritaire» de Bruxelles et exiger qu'on fasse évoluer les missions de la BCE. De là à ne pas entrevoir l'alliance objective entre la finance absolutiste et le terrorisme religieux, il y a un fossé d'eaux saumâtres et ricanantes où croupissent mon mauvais esprit et ma paranoïa.

4. Je me suis surpris à admirer le courage dans l'épreuve de Manuel Valls. Pour une fois, son menton haut et son verbe strict, sa droiture de droite et sa rigidité ordonnée ne m'ont pas ulcéré. Sans doute parce qu'il y avait mis de la conviction républicaine, de l'humanité constituée, de l'empathie à dos large. Son apparition à la porte de Vincennes pour participer à l'hommage rendu aux victimes juives fut assez éblouissante. De là à ne pas le voir venir botté et casqué, prêt à nous fourguer un Patriot act à la française ou à encadrer la liberté d'expression pour laquelle sont morts les Charlie, il y a un fossé où je noierais volontiers les autorités autoritaires, les interdicteurs bienséants qui se cachent sous le nénuphar du «on n'a rien sans rien».

5. Enfin, je n'ai pas été surpris devant la compassion décontractée et attentive de Hollande, devant son humanité heureuse qui sait alléger les moments durs, devant sa faconde tactile qui sait prendre dans les bras qui il faut, comme il faut, trouver les mots de consolation sans verser dans le pompeux peureux, le hiératique angoissé. Hollande est un type qu'on aimerait avoir à son enterrement. De là à penser qu'il peut réanimer un pays au souffle coupé, tout en le laissant prendre le risque de vivre debout, il y a un fossé où j'aimerais que l'on ne verse pas, lui et moi, lui et nous.

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