"J'ai pas caché des juifs, j'ai caché des êtres humains"

Stéphane JOURDAIN
<p>Lassana Bathily, l'employé malien de l'Hyper Cacher, le 15 janvier 2015 à Paris</p>

Lassana Bathily est précis dans ses souvenirs. Son arrivée en France, son embauche à l'Hyper Cacher, la prise d'otages la semaine dernière et son fait d'armes: "J'ai pas caché des juifs, j'ai caché des êtres humains."

Les messages de félicitations venus du monde entier, les "bravo, t'es un héros" et le coup de fil de François Hollande n'y font rien: depuis ce vendredi 9 janvier, le jeune Malien n'est "pas très bien". "Je suis triste. Un ami est parti et il était très jeune." Il parle de Yohan Cohen, 20 ans, son collègue. Un des quatre hommes juifs tués par Amédy Coulibaly.

Lassana, 24 ans, visage doux cadré par une barbichette noire, est un musulman pratiquant. Depuis quatre ans, il travaille dans ce supermarché casher de l'est parisien "avec des juifs et d'autres musulmans", dit-il à l'AFP.

Vendredi, il est arrivé à 08H00, une demi-heure avant l'ouverture, le temps de laver le sol. A 12H55, le jeune homme fluet est en train d'ouvrir la porte d'une chambre froide au sous-sol pour y stocker une palette de marchandises quand des coups de feu claquent "en haut".

"J'ai tout de suite pensé à Charlie Hebdo."

Dans la minute, "je vois tout le monde descendre en criant". Dix, quinze personnes. "Je leur dit +venez, venez.+" Il cache un groupe dans la chambre de congélation. Un autre dans la chambre dédiée au "frais". Une femme se planque aux toilettes, elle y restera quatre heures, jusqu'à l'assaut final, dit-il.

- 'J'ai prié que Dieu me sauve' -

Dans sa chambre froide, les otages lui demandent quoi faire. "Ils veulent savoir s'il y a une issue de secours. Je leur dit qu'il y a une possibilité: le monte-charge." Un grand monte-charge assez large pour accueillir tout le groupe.

Il mène au rez-de-chaussée, là où se trouve le preneur d'otages. "A 1,50 m, il y a une porte de secours où on peut se sauver", leur dit-il. "Ils n'ont pas voulu", ça va faire du bruit, le preneur d'otages pourrait les cueillir. "Je n'ai pas insisté."

A ce moment-là, une collègue de Lassana descend, missionnée par Coulibaly pour faire monter tout le monde. Le groupe refuse. Lassana sent qu'il faut bouger, "vite".

"J'ai éteint le froid et je leur ai dit: +Restez calmes, moi je vais partir+", raconte-t-il. Puis, "j'ai appuyé sur le bouton du monte-charge". "Quand il est arrivé, j'ai cru qu'il était dedans." "Il" c'est Coulibaly. Mais le monte-charge est vide.

Pendant que la machine grimpe, "j'ai prié que Dieu me sauve". Là haut, "j'ai ouvert la porte et je suis sorti en courant". Il est libre, après trente minutes de prise d'otages.

La sortie subreptice du Malien affole les policiers, qui lui hurlent dessus. "J'ai peur et je n'ai pas peur", dit-il. Des policiers le mettent en joue, mais "je sais que je ne suis pas menaçant". Il se couche par terre, les mains sur la tête.

- Naturalisé mardi -

Il passera une heure et demi menotté dans un fourgon, le temps de vérifier que l'employé malien n'est pas un complice du preneur d'otages d'origine malienne. Puis, il aidera les policiers d'élite à dessiner le plan de la supérette. Avant d'assister à l'assaut, à quelques mètres, enveloppé dans une couverture de survie dorée de la Croix-Rouge.

Le soir, il arrive à une heure du matin dans son foyer de travailleurs migrants du nord de Paris. Ses amis l'acclament.

Dimanche matin, il reçoit un coup de fil du président de la République qui lui dit: "Vous avez été courageux." François Hollande lui demande de lui raconter. Puis, les deux hommes parlent de la nationalité française que Lassana voudrait obtenir.

Lassana Bathily est arrivé en France "le 10 mars 2006 à 19H00". Il a obtenu une carte de séjour en 2011. Il veut devenir français. "La France est un beau pays où tu peux vite t'intégrer, où on te soigne même si tu n'as rien", dit ce fan du footballeur Lilian Thuram, ailier droit comme lui.

"Je m'en occupe", lui a dit M. Hollande. Il sera naturalisé mardi, après "son acte de bravoure", a annoncé l'Intérieur jeudi.

Lassana a le regard chagrin. Il ne veut pas parler de ses frères, de sa famille, du terme "héros" qu'on lui jette au visage. "Peut-être, je ne sais pas. Je suis Lassana, j'ai sauvé des gens. Je ne vais pas prendre la grosse tête."

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