Trois raisons de voir “Destruction”, cycle documentaire consacré à Auschwitz

L’exceptionnelle trilogie d’Emil Weiss est rediffusée sur Arte+7 à l’occasion du 70e anniversaire de la libération d’Auschwitz. L’historien Tal Bruttmann nous livre son regard sur cette œuvre majeure.

Par Yohav Oremiatzki

Publié le 15 janvier 2015 à 18h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h27

La trilogie d'Emil Weiss consacrée à la destruction des Juifs d'Europe repose sur une gageure : l'absence, à l'intérieur du cadre, de toute présence humaine. Un choix de réalisation dicté par le fait qu'il s'agit d'une histoire de disparus et que le témoignage de survivants ne saurait se substituer au silence des morts.

Soucieux de traiter par l'image l'absence des victimes, Emil Weiss s'est attaché à filmer les vestiges d'Auschwitz, ses murs, ses ruines... autant de lieux que son montage investit d'une puissance incroyablement évocatoire, qui fait de ce documentaire une œuvre d'une très grande valeur.

L'historien Tal Bruttmann brosse lui dans son dernier ouvrage, Auschwitz, à la fois l’histoire de la ville d’Auschwitz de l’époque médiévale au XXe siècle et celle du complexe concentrationnaire et centre d’assassinat en le réinsérant dans le contexte des différentes politiques nazies. A ce titre, il est sans doute l'un des historiens les plus affutés pour analyser l’œuvre d’Emil Weiss, à voir ou revoir car elle fait partie des films majeurs sur la question.

Destruction n’est pas un cours d’histoire sur Auschwitz. Plutôt l’évocation de trois aspects de ce qui s’y est déroulé. Le premier volet, Sonderkommando (2007), s’attache aux témoignages des seuls détenus qui « travaillaient » au cœur des centres de mise à mort. Le deuxième, Auschwitz, premiers témoignages (2010), illustre ceux de quatre victimes juives. Le dernier, Criminal doctors Auschwitz (2013), aussi épuré qu’effroyable, fait entendre la parole de médecins détenus et forcés de réaliser des expérimentations in vivo sur des « cobayes », sous le contrôle des médecins SS.

A chaque fois, Emil Weiss superpose lectures de témoignages livrés immédiatement après l’expérience d’Auschwitz et images d’aujourd’hui.

Tout au long de sa trilogie, les sphères du cinéma et de l’histoire se rencontrent. Des prises de vue mêlant longs plans séquences, travellings et panoramiques aériens filmés par des drones donnent la possibilité de mieux comprendre la topologie complexe du lieu. Car Auschwitz n’est pas tant un camp qu’un ensemble de sous-camps. C’est aussi et avant tout une ville, et Emil Weiss la filme comme telle. Déserte, ou plutôt hantée.

La recherche d’un langage visuel et rédactionnel neuf n’est aucunement contradictoire avec la vérité des faits historiques reconnaît Tal Bruttmann. « Maus d’Art Spiegelman c’est de la BD, et c’est un des meilleurs témoignages sur Auschwitz. C’est même du niveau de Primo Levi », estime l’historien.

Le réalisateur fait bien sûr des choix artistiques et esthétiques, mais il évite de tomber dans le stéréotype d’un Auschwitz éternellement enneigé. Et pour cause, « lorsqu’un visiteur s’y rend en plein hiver en pensant y ressentir ce que les déportés y ont ressenti – ce qui est par définition absurde –, il passe à côté d’une réalité essentielle : 80 % des Juifs déportés là-bas n’ont eu le temps d’avoir ni chaud ni froid car ils ont été assassinés immédiatement après leur arrivée ».

Grâce à la puissance évocatoire des images et des témoignages, Emil Weiss parvient à reconnecter Auschwitz à l’histoire qui l’a produit et surtout à discriminer les multiples espaces qui le composent. « Auschwitz n’est pas un camp de concentration mais un complexe », rappelle le réalisateur en introduction de Premiers témoignages.

A la fin de la guerre, on y trouve de nombreux sites étendus sur des milliers d’hectares. Auschwitz I est un camp de concentration ; Auschwitz II Birkenau, un camp de concentration mais aussi et surtout d’extermination ; Auschwitz III Monowitz est un autre camp fournissant la main d’œuvre utile au plus grand groupe pétrochimique allemand, la IG Farben. Auschwitz, c’est encore des usines, un laboratoire de recherche médical et biologique, des fermes agricoles, etc.

« Les camps et la ville elle-même sont en chantier permanent de 1940 à 1945 », précise Tal Bruttmann. « D’une année à l’autre, ceux qui arrivent là-bas ne voient donc absolument pas la même chose. En 1940, c’est un tout petit camp à côté d’une toute petite ville ; en 1941 ou 1942, ce sont des camps développés avec une ville en cours de développement ; et en 1944, c’est un site démultiplié. Or, on ne peut représenter le complexe qu’à partir du moment où il a été figé dans l’histoire (en 1944). »

Emil Weiss parvient pourtant à figurer ou à évoquer l’irreprésentable. En s’attardant sur les ruines des chambres à gaz. En associant des récits aux lieux d’assassinat à la chaîne détruits par les nazis avant qu’ils ne désertent le complexe, en janvier 1945. En utilisant des images contemporaines de salles de dissection quand il ne reste plus rien à filmer. Son travail n'est pas seulement topographique. Il est également imprégné de la mémoire des lieux.

Comme dans le Shoah de Claude Lanzmann, ce sont les témoins qui parlent dans Destruction. A l’inverse de Nuit et Brouillard, « il n’y a pas de narration construite à proprement parler par le réalisateur. Le documentaire suit les témoignages qui ne sont pas altérés. La parole est authentique mais on peut éventuellement repérer des erreurs à la marge ».

« Il existe différentes manières de recueillir ces témoignages au sortir de la guerre. Soit par une volonté personnelle de témoigner, soit sur la base de dépositions devant la police ou la justice» Weiss choisit des témoignages déposés pour la plupart entre la libération et la fin de guerre. Cela évite l’altération due à l’éloignement avec l’événement relaté. « Côté soviétique, des commissions extraordinaires ont été chargées de recueillir énormément de témoignages dans le cadre de la préparation de procès, dès 1944-1945 », poursuit Tal Bruttmann.

Pour les Sonderkommandos, le réalisateur exploite non seulement ce type de dépositions, mais surtout des manuscrits écrits en yiddish, enterrés autour de chambre à gaz et exhumés entre 1945 et 1962 « non pas lors de fouilles mais par hasard, par des gardiens du camp ou lors de travaux de réfection ».

Parmi les témoignages saisissants de la trilogie, ceux lus en voix off dans Criminal doctors ont été recueillis pour beaucoup lors du procès des médecins tenus à Nuremberg, en 1946. Tal Bruttmann explique pourquoi « on ne peut pas parler de médecins fous » à leur égard : « Toute la difficulté c’est que nous les jugeons pervers. En fait, ils ont leur rationalité nazie. Pour Mengele, Auschwitz est une énorme opportunité. Il a enfin les pleins pouvoirs sur des individus qui ne sont plus considérés comme des êtres humains. Au mieux, ce sont des sous-hommes comme les Slaves, au pire, des non-humains comme les Juifs. » 

A lire :

Auschwitz, Tal Bruttmann, sortie le 15 janvier aux éditions La Découverte.

A voir :

Destruction, sur Arte+7.

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