« Quatre bouts de pellicule arrachés de l’enfer »

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« Quatre bouts de pellicule arrachés de l’enfer »

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En août 1944, des membres du Sonderkommando, les prisonniers juifs préposés au crématoire d'Auschwitz-Birkenau, réussissent à prendre quatre photographies clandestinement.

Anonyme (membre du Sonderkommando d'Auschwitz), Crémation de coprs gazés des fosses d'incinération à l'air libre, devant la cham
Anonyme (membre du Sonderkommando d'Auschwitz), Crémation de coprs gazés des fosses d'incinération à l'air libre, devant la cham
© Oswiecim, Musée d'Etat d'Auschwitz-Birjkenau

C'est le dernier témoignage de condamnés à mort : quatre photographies prises de l'intérieur du camp d'Auschwitz-Birkenau , par les prisonniers eux-mêmes. Dans les deux premières images, on aperçoit la crémation de cadavres dans une fosse d’incinération, à travers l’entrebâillement de la porte de la chambre à gaz, où se tient le prisonnier. La troisième photo montre un groupe de femmes, dont certaines sont nues, qui se dirige probablement vers la chambre à gaz du Krematorium V. La dernière, enfin, représente des arbres, en contrejour.

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Ces quatre images témoignent de l’enfer des camps, mais aussi de l’incroyable courage de leurs auteurs. Qui sont ces derniers ? Des membres de ce qu’on a appelé le Sonderkommando, le commando du crématoire . Ces commandos spéciaux étaient composés de détenus obligés de gérer à mains nues l’extermination de masse. Primo Levi écrivait, à ces propos : « On reste stupéfait devant ce paroxysme de perfidie et de haine : c’était aux juifs de mettre les juifs dans les fours, il fallait démontrer que les juifs […] se pliaient à toutes les humiliations, allaient jusqu’à se détruire eux-mêmes . » [1] Douze commandos spéciaux ont ainsi été créés à partir du 4 juillet 1942. L’équipe suivante devait brûler les cadavres de l’équipe précédente. Ses membres, ces « porteurs de secrets » comme témoignera l’un d’eux Filip Müller, n’avaient aucun contact avec le reste des détenus du camps. Encore moins avec le monde extérieur ni même les SS « non initiés » qui ignoraient tout du fonctionnement des chambres à gaz.

Les SS nous répètent souvent qu’ils ne laisseront pas survivre un seul témoin.

Premier témoin, en somme, de la mise en marche de la solution finale enclenchée par Hitler. Première personne à faire taire, donc, pour les SS. S’ils tombaient malades, l’hôpital du camp leur était interdit. « On les maintenait dans l’asservissement total et l’abrutissement – l’alcool ne leur était pas refusé- de leur travail aux crématoires », écrivait Georges Didi-Huberman qui consacra un livre à ces quelques clichés en 2003, intitulé : « Images, malgré tout ».

►►► ALLEZ PLUS LOIN || Soviétiques, Américains, Britanniques... Retrouvez notre dossier "Ils ont filmé les camps "

Tout savoir de l’horreur et devoir la taire

Anonyme (membre du Sonderkommando d'Auschwitz), Crémation de coprs gazés des fosses d'incinération à l'air libre, devant la cham
Anonyme (membre du Sonderkommando d'Auschwitz), Crémation de coprs gazés des fosses d'incinération à l'air libre, devant la cham
© Oswiecim, Musée d'Etat d'Auschwitz-Birjkenau

Leurs tâches quotidiennes consistaient à « voir entre hommes, femmes et enfants dans la chambre à gaz. Entendre les cris, les coups, les agonies. » Tirer les corps un à un, les laver au jet, retirer les cendres humaines, concasser les os, faire des tas, marcher sur cent cinquante mètres carrés de chevelures humaines, repeindre les murs, creuser les fosses, nettoyer, réparer… Et recommencer. Chaque jour.

Certains détenus ayant survécu les décrivaient : « Ils n’avaient pas figure humaine. C’étaient des visages ravagés, fous . » [2] Ce à quoi, l’un des membres du funeste commando aurait un jour répondu : « Evidemment, je pourrais me jeter sur les fils électriques, comme tant de mes camarades, mais je veux vivre […] Dans notre travail, si on ne devient pas fou le premier jour, on s’habitue. » [3]

Informer le monde, de ces atrocités, devient alors essentiel. Mais comment ? Certains tenteront de fournir des documents à des prisonniers qui allaient essayer de s’enfuir. Tentative vaine. D’autres enfouiront dans la terre des bribes de vérité, espérant qu’on les retrouve un jour.Les fouilles aux abords des crématoires d’Auschwitz ont révélé, parfois bien après la Libération, des traces de ces sursauts désespérés, bouleversants et presque illisibles. On a pu y lire, par exemple, le témoignage de Zalmen Lewental :

Ce qui se passait exactement, aucun être humain ne peut se le représenter.

Anonyme (membre du Sonderkommando d'Auschwitz), Femmes poussées vers la chambre à gaz du crématoire V d'Auchwitz, août 1944.
Anonyme (membre du Sonderkommando d'Auschwitz), Femmes poussées vers la chambre à gaz du crématoire V d'Auchwitz, août 1944.
© Oswiecim, Musée d'Etat d'Auschwitz-Birjkenau

Des membres de ce Sonderkommando ont entrepris à l’été 1944 de réaliser des clichés. Probablement, les photographies les plus dangereuses de l’histoire de la photographie. Probablement aussi les plus rares, puisqu’elles font partie des seuls documents photographiques autour des chambres à gaz. Quatre clichés réalisés au pire moment de cette sombre période : entre le 15 mai et le 8 juillet 1944, quatre cent trente-cinq mille juifs hongrois furent déportés, à Auschwitz.

Anonyme (membre du Sonderkommando d'Auschwitz),  Crémation de coprs gazés des fosses d'incinération  à l'air libre, devant la ch
Anonyme (membre du Sonderkommando d'Auschwitz), Crémation de coprs gazés des fosses d'incinération à l'air libre, devant la ch
© Oswiecim, Musée d'Etat d'Auschwitz-Birjkenau

En une seule journée, vingt-quatre mille d’entre eux seront exterminés. Le Zyklon B viendra à manquer : on brûlera les détenus vivants. Georges Didi-Huberman souligne : « Il est troublant qu’un tel désir d’arracher une image se soit concrétisé au moment le plus indescriptible - ainsi qu’on le qualifie souvent - du massacre des juifs : moment où il n’y avait plus de place, chez ceux qui assistèrent, hébétés, à cela, pour la pensée ni pour l’imagination. »

Anonyme (membre du Sonderkommando d'Auschwitz),  Crémation de coprs gazés des fosses d'incinération  à l'air libre, devant la ch
Anonyme (membre du Sonderkommando d'Auschwitz), Crémation de coprs gazés des fosses d'incinération à l'air libre, devant la ch
© Oswiecim, Musée d'Etat d'Auschwitz-Birjkenau

Un appareil enfoui dans le sol

Anonyme (membre du Sonderkommando d'Auschwitz), Femmes poussées vers la chambre à gaz du crématoire V d'Auchwitz, août 1944.
Anonyme (membre du Sonderkommando d'Auschwitz), Femmes poussées vers la chambre à gaz du crématoire V d'Auchwitz, août 1944.
© Oswiecim, Musée d'Etat d'Auschwitz-Birjkenau

Plusieurs hypothèses expliqueraient l’introduction d’un appareil photo dans le camp. Début août 1944, des membres du Sonderkommando arrivent à faire sortir de l’entrepôt du Kanada (où sont déposés les biens confisqués aux prisonniers), un petit appareil photo, qu’ils trouvent dans un landeau.

Une autre version indique que ce serait un travailleur civil polonais du nom de Modarski , qui aurait introduit l’appareil. Les hommes du Sonderkommando ont ensuite volontairement endommagé le toit du Krematorium V. Dawid Szmulewski, membre d’un kommando volant et chargé de réparer ce toit, a ensuite caché l’appareil dans une gamelle à double-fond . Une fois sur le toit, il le donne à un Juif grec nommé Alex. Pendant que d’autres membres font le guet, Alex réalise deux clichés des fosses d’incinération. Il prend ensuite, en contournant le bâtiment, deux autres photos des arbres où les détenus doivent se déshabiller, avant la chambre à gaz. L’appareil est ensuite ramené au camp, avant d’être caché dans un tube de dentifrice , par une employée de la cantine SS, Helena Danton.

Les « quatres bouts de pellicule arrachés de l’enfer », comme les appelle Georges Didi-Hubermann dans son livre, arriveront le 4 septembre 1944 auprès de la résistance polonaise de Cracovie et accompagnés d’une note, expliquant leur contenus. L’appareil photo sera enterré dans le sol du camp par Alex.

Georges Didi-Huberman, dans Images malgré tou t :

Si l’horreur des camps défie l’imagination, combien nécessaire, dès lors, nous sera chaque image arrachée à une telle expérience ! Si la terreur des camps fonctionne comme une entreprise de la disparition généralisée, combien nécessaire, dès lors nous sera chaque apparition – aussi fragmentaire, aussi difficile à regarder et à interpréter soit-elle – où un seul rouage de cette entreprise nous serait visuellement suggéré !

**►►► ALLER PLUS LOIN || Un documentaire (Arte) sur les Sonderkommandos **

[1] P. Levi, Les Naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz (1986), Gallimard.

[2] H. Langbein, Hommes et femmes à Auschwitz (1975), UGE.

[3] Ibid.

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