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À Grigny, les habitants refusent d’être les oubliés de la République

Deux semaines après les attentats, l’Humanité est retournée dans cette ville, l’une des plus pauvres de l’Essonne, qui a vu grandir Amedy Coulibaly. Face au déferlement médiatique, les habitants disent leur refus de stigmatisation, du radicalisme et réclament plus d’égalité.

Publié le 22 janvier 2015

L’entrée du quartier est un vaste chantier boueux. C’est la future route qui permettra de relier le centre-ville à la Grande Borne, jusqu’alors coupées en deux par l’autoroute A6. À l’intérieur de ce territoire en forme de triangle, imaginé par l’architecte utopiste Émile Aillaud, à la fin des années 1960, se mêlent des équipements flambant neufs financés par la rénovation urbaine et des immeubles bas, défraîchis, aux couleurs pastel qui serpentent autour de petits squares. Au détour d’une école rénovée, on tombe sur la statue en galets d’un gros bélier. Sur la place Haute, les pigeons géants, ou dans le quartier du Labyrinthe, les hippopotames et les rhinocéros à demi enterrés. Des résistants en béton au sentiment d’abandon largement partagé par les habitants du quartier. Un sentiment fondé sur la disparition progressive des commerces, la fermeture ces dernières années de l’antenne de la CAF, de La Poste, de la banque et d’une pharmacie, à la suite de braquages ou d’agressions récurrents. Les médecins aussi refusent de se déplacer jusqu’ici pour soigner à domicile et les colis, bien souvent, n’arrivent jamais à destination. Que penser enfin des cinq policiers du commissariat de la ville censés protéger… 30 000 Grignois ? « Ici, ce n’est pas pire qu’ailleurs, explique une habitante qui a préféré garder l’anonymat. On aimerait vivre tranquillement mais on est pris en tenaille entre le trafic de drogue et les interventions trop rares des policiers. Les médias font comme si cette situation expliquait la dérive djihadiste de Coulibaly. C’est très insultant », s’emporte-t-elle. Depuis deux semaines, en effet, des journalistes du monde entier débarquent chaque jour pour rappeler aux 11 000 habitants du quartier de la Grande Borne qu’Amedy Coulibaly, un des trois terroristes, qui a tué la policière de Montrouge et quatre otages de l’épicerie casher les 8 et 9 janvier, en était originaire. Quartier où vit aussi une partie de la famille de la policière Clarissa Jean-Philippe.

« Il y a un sentiment 
d’être victime par ricochet »

Depuis deux semaines aussi, le maire (PCF) de Grigny, Philippe Rio, n’a cessé de rendre hommage aux victimes des attentats, mettant un bus à disposition pour aller manifester le dimanche 11 janvier à Paris. Il n’a cessé d’appeler à faire barrage à tous les extrémismes religieux, autant qu’à la stigmatisation de sa ville. « Il y a un sentiment d’être victime par ricochet. Ce sentiment est réel. Nous l’entendons, sur le marché, aux lieux de culte. Nos concitoyens de confession musulmane ont mal. Depuis hier, nos concitoyens d’Afrique de l’Ouest ont mal. Depuis que l’origine de l’un des auteurs des attentats est connue, c’est une triple peine qui s’abat sur nous, sur la population, sur les gens : la peur qu’à la stigmatisation religieuse et à celle de la couleur, vienne encore s’ajouter la discrimination territoriale que nous connaissons malheureusement déjà », déclarait l’édile lors de ses vœux à la population, le 10 janvier. Responsable du pôle interreligieux de l’Union des musulmans de Grigny et musulman converti, Matthieu Pawlak a accepté de nous rencontrer. « Oui, je suis réticent avec les médias parce que beaucoup vont récolter la parole brute de jeunes qui parlent de complot israélo-américain ou qui disent que les dessinateurs de Charlie Hebdo l’ont bien cherché. Or, ces jeunes répètent ce qui tourne sur les réseaux sociaux sans rien comprendre. Pour moi, le plus grave, c’est l’identification à ces terroristes. Pourquoi ces jeunes se placent-ils d’emblée en rupture avec la société française ? C’est ça qui m’interroge le plus. Beaucoup de jeunes Français ne se sentent pas Français. Beaucoup ont un parcours semé d’échecs. De là se nourrit en partie le radicalisme. » À ses côtés, son épouse Fatima, assistante sociale et originaire de la Grande Borne, raconte le choc de l’attentat. « D’abord, j’ai pensé : “Pourvu que ce ne soit pas au nom de l’islam.” Quand j’ai su, j’ai ressenti une grande douleur en tant que musulmane. Comment ont-ils pu utiliser notre religion pour tuer ? » Le couple s’est rendu à la manifestation de dimanche. « Mais nous étions déçus de ne pas voir plus de musulmans. Comme je porte le voile, les gens venaient me voir pour me remercier d’être là », poursuit Fatima. Imen, la cinquantaine, est installée à Grigny depuis une quinzaine d’années, elle lisait de temps à autre Charlie Hebdo et regrette de n’avoir pas trouvé le dernier numéro. « Je suis musulmane, j’ai beaucoup lu le Coran et je constate que ceux qui se proclament si à cheval sur la religion, et en particulier les plus intransigeants, n’y connaissent rien. Du temps du prophète, on le représentait ! Mais lui, il laissait faire, il n’a jamais répondu par la violence. Depuis quelques années, les filles se voilent de plus en plus, y compris les Africaines. Quand je fume dans la rue, je croise des regards réprobateurs. Mais est-ce que ça fait de moi une moins bonne musulmane ? La religion, c’est l’apparence ? »

« J’ai préféré inscrire mon fils 
dans une autre ville »

Au bout d’une heure de conversation, elle explique qu’à Grigny, et en particulier à la Grande Borne, « tout le monde sait qu’il y a des salafistes et que certains sont infiltrés dans quelques clubs de sport. Quand je m’en suis aperçue, j’ai préféré inscrire mon fils dans une autre ville ». Tout le monde sait. À la Grande Borne, Sylviane nous ouvre les portes de son appartement, elle aussi sous réserve d’anonymat. Pour elle, aucun doute, le radicalisme existe. « Je ne sais pas combien ils sont mais ce n’est pas possible que les renseignements généraux ne le sachent pas. Avant, les musulmans priaient dans les caves, puisqu’ils n’avaient pas de salle de prière. Quand la mairie a ouvert une salle à Grigny 2 et une autre à la Grande Borne, ils ont quitté ces caves. Mais vous pensez qu’elles sont restées vides ? Assez vite, ce sont les salafistes qui les ont récupérées. Même au service jeunesse de la mairie, il y a des jeunes qui, lorsqu’ils ont été embauchés n’étaient pas plus religieux que ça mais qui, au fil des années se sont radicalisés. Comment faire maintenant ? » se demande-t-elle. Depuis les attentats, les langues se délient. Comme s’il fallait arrêter de se taire, de toute urgence. Comme si regarder la réalité en face et la dire était un premier pas. « En tant que musulmane, explique une autre habitante, certaines caricatures m’ont blessée. Autour de moi, des amis l’ont été aussi. Mais, malgré cette incompréhension, je me dis que c’était leur liberté de dessiner. Je ne la remets pas en question. Je crois qu’il faut tout reprendre depuis le début, à l’école et partout où c’est possible. »

« On est dans un pays libre. 
J’ai peur des amalgames »

Inquiet pour la suite, Matthieu Pawlak a longtemps côtoyé les associations de la Grande Borne. Il apporte plusieurs explications à ce phénomène de radicalisation mais aussi à un tas d’idées reçues sur ce que devrait être un bon musulman. « Les chaînes satellitaires nourrissent les fantasmes. On parle de forme, d’habit, de prière, de foulard mais on ne parle pas du fond. Certains Français musulmans qui ont grandi ici considèrent la religion comme héréditaire, alors que la foi est intime et spirituelle. Et puis, l’islam est une jeune religion en France. Elle est encore très diverse en termes d’écoles de pensée. Il va falloir du temps pour harmoniser. En face, il faut que l’État français reconnaisse les institutions au lieu d’avoir peur. » Saïd veut parler. Anonymement. Pour se présenter, il dit : « Je suis musulman et je n’ai pas été heurté par les caricatures. Pour moi, c’est au contraire le signe que l’islam fait partie intégrante de la société française. Quand j’ai vu les explosions de violence au Niger, j’ai pensé que les politiques manipulaient la population avec ces caricatures pour les détourner, pour qu’ils ne se soulèvent pas contre les injustices sociales. Ça sert aussi à ça parfois la religion. Nos quartiers sont à la fois repliés et exclus, il y a des critiques à faire à la politique de la ville mais je crois au potentiel de la démocratie et de la libre-pensée contre les fondamentalismes. Aujourd’hui, ici, tout a l’air calme mais, en silence, les gens sont indignés d’être considérés comme des terroristes ou des pauvres. Il y a des gens qui ont connu Coulibaly. Il faut les aider à vivre avec ça, les déculpabiliser. » Une jeune femme passe. Elle tend l’oreille. « Je le connaissais, Amedy. J’ai été avec lui à l’école, je connaissais sa famille. Je suis émue et triste pour elle. Je travaille auprès de petits et on craignait que ça s’enflamme. On est sur un fil. » Choquée par les caricatures, elle assure pourtant que chacun est libre. Sa peur est ailleurs : les amalgames. « Il faut tout faire pour que les jeunes qui font aussi des amalgames ne se sentent pas mis à l’écart. Ils ont la rage, ils vivent une France à deux vitesses. Dommage pour tout le monde, pour Amedy, pour sa famille, pour les juifs, pour les musulmans, pour les dessinateurs. Dommage pour nous si on ne réagit pas. Il faut s’accepter, accepter de vivre ensemble. »

 

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