L’information tient en deux phrases. Deux phrases tassées en pied de page et noyées au milieu de six colonnes de brèves. « L’agence Tass annonce la libération par l’Armée rouge de quatre mille déportés politiques français, belges et hollandais, détenus par les Allemands dans le camp de concentration d’Oswiecim. Radio Moscou annonce, de son côté, que le gouvernement provisoire de la République polonaise a envoyé aux déportés libérés d’importantes quantités de vivres. »
Ce 8 février 1945, c’est sous la forme d’une simple brève que Le Monde apprend à ses lecteurs la « libération » d’Auschwitz par l’Armée rouge, intervenue une dizaine de jours plus tôt. Ce laconisme n’est pas propre au quotidien qu’a fondé Hubert Beuve-Méry quelques semaines auparavant. A part quelques lignes ici ou là, notamment dans Franc-Tireur et Fraternité, deux journaux issus de la Résistance, le silence est général. « Pas un mot, pas une ligne, même dans la presse communiste », pourtant bien disposée à relayer les informations diffusées par les Soviétiques, observe le journaliste Didier Epelbaum dans un livre paru en 2005 (Pas un mot, pas une ligne. Génocides et médias. 1944-1994, Stock). En France, sur le moment, la libération d’Auschwitz est un « non-événement médiatique », note l’historienne Annette Wieviorka. Spécialiste de l’histoire d’Auschwitz, Tal Bruttmann souligne qu’« en janvier, lorsque les Soviétiques arrivent, ils entrent dans un camp presque vide, avec 7 000 rescapés dans un ensemble prévu pour 250 000 personnes. Il n’y a aucune masse qui frappe, mais un vide qui ne donne pas encore place à l’Histoire. Le narratif est absent. »
Assez vite, toutefois, les choses évoluent. Avec les retours des rescapés, les brèves du début laisse place à des articles plus nourris. L’un des premiers paraît dans L’Humanité. Le 15 mars 1945, le quotidien communiste publie le témoignage d’une « Française délivrée par l’Armée rouge de l’enfer de Birkenau ». Rencontrée au Caire, cette rescapée raconte « l’odeur de la chair brûlée dans les narines », « les femmes jugées trop faibles ou présentant le moindre signe d’infection [qui] finissaient au four crématoire le soir-même », « les hurlements de ces malheureuses attendant la mort ».
Dans Le Monde, le mot « Auschwitz » apparaît pour la première fois à la « une », le 21 avril 1945. Il s’agit d’un récit signé par Rémy Roure, ancien collègue d’Hubert Beuve-Méry au Temps avant la guerre, arrêté par la Gestapo en 1943 puis déporté à Auschwitz et à Buchenwald. Un « chapeau » en italique présente l’auteur, alors âgé de 59 ans, tout juste revenu des camps : « La misère physiologique qui a fait d’un homme puissant à la forte stature un ascète aux traits ravinés, à la démarche d’un convalescent, n’a en rien altéré sa vigueur morale. Longuement, avec un sang-froid incroyable, sans passion et sans haine, avec seulement parfois dans les yeux une lueur, dans le visage une crispation, il nous a parlé. Il disait, le plus simplement du monde, les mots les plus terribles. »
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