Des musulmans lors de la prière du vendredi à la mosquée de Gaillac, dans le Tarn, le 23 janvier 2015

Depuis le printemps dernier, des représentants musulmans organisent des réunions et des colloques contre la vision dénaturée de l'islam.

afp.com/Remy Gabalda

L'ascenseur s'arrête entre le quatrième et le cinquième étage de cet immeuble anonyme, quelque part en Seine-Saint-Denis. Pour en sortir, le visiteur doit presser la sonnette insérée dans la paroi de velours rouge munie d'un oeilleton. La porte s'ouvre alors sur un appartement lumineux aux murs jaune pâle. Tout, ici, respire la vie quotidienne, des canapés de cuir beige aux luminaires Ikea. Près de la cheminée, un sapin rouge enguirlandé prend la poussière. "C'est plutôt sympa, non?" lance, un rien inquiète, Sonia Imloul, la maîtresse des lieux.

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Nous voici dans la "cellule de désembrigadement" montée à l'automne 2014 par cette juriste native du "9-3", avec l'appui de la préfecture de police de Paris et du ministère de l'Intérieur. A cette adresse tenue secrète sont invités des parents qui ont appelé le numéro vert (1), mis en place en avril 2014, pour confier leur désarroi : leur enfant est tenté par l'islam radical. Avec son équipe de psychologues, de juristes et de médiateurs, Sonia Imloul décrypte les trajectoires, dessine les profils et prescrit une cure de désintoxication.

En faisant appel, si nécessaire, à la religion. "L'approche psycho-éducative est suffisante pour les ados en rupture avec leurs familles, estime-t-elle. En revanche, pour les plus radicalisés, ceux avec lesquels le dialogue n'est plus possible, on utilise une démarche cultuelle." La structure s'appuie sur des médiateurs proches de la branche quiétiste des salafistes, partisans d'une prédication non violente.

Cette expérimentation illustre une double première. D'un côté, la mise en place d'une politique de prévention de la radicalisation dans une France adepte du 100% sécuritaire. Et de l'autre, la prise en compte de la dimension religieuse dans un pays farouchement attaché à la laïcité. Le ministre de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve, a donné lui-même le coup d'envoi de cette révolution : "Des actions concrètes devront être proposées aux jeunes repérés afin de les sortir du processus de radicalisation dans lequel ils sont inscrits, a-t-il écrit aux préfets en avril 2014. Ces actions ne peuvent ignorer la dimension religieuse [...] qui devra être abordée avec les responsables religieux de confiance."

Une démarche prônée par l'Union européenne dans sa très officielle "Stratégie visant à lutter contre la radicalisation et le recrutement de terroristes", adoptée en... décembre 2005. Ce texte préconise notamment l'engagement des gouvernants "aux côtés des organisations musulmanes et des groupes de croyants qui rejettent la vision dénaturée de l'islam".

Des cellules de crise spécialisées dans les préfectures

Le nouveau credo officiel de la France est toutefois loin de recueillir l'unanimité. Dounia Bouzar, fondatrice du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam, fait partie des sceptiques. C'est à elle, pourtant, que le ministère de l'Intérieur a confié la formation des fonctionnaires et des professionnels mobilisés au sein des cellules de crise des préfectures. "Ma position, résultat de dix ans de travaux, est pragmatique, pas idéologique", souligne l'anthropologue, qui développe sa démonstration en trois points. 1/ Les prédicateurs radicaux expliquent au jeune endoctriné qu'il est l'élu de Dieu, doté de capacités de discernement supérieures. 2/ Il en aura la preuve lorsque ses proches, mus par la jalousie ou l'incompréhension, essaieront de semer le doute dans son esprit. 3/ L'intervention des imams modérés est donc dangereuse car elle ne peut que renforcer l'extrémiste en herbe dans ses convictions.

Selon Dounia Bouzar, la politique britannique, à l'oeuvre depuis dix ans, montre les limites de l'approche religieuse, puisqu'elle n'a pas empêché des centaines de jeunes de prendre le chemin du djihad...

Marc Hecker, chercheur au Centre des études de sécurité de l'Institut français des relations internationales, se montre, lui, plus nuancé : "Convaincre les individus prêts à basculer dans l'islam radical que les djihadistes promeuvent une vision erronée et extrémiste de leur religion n'ébranlera pas des personnes déjà radicalisées, mais peut avoir du poids à un stade précoce du processus."

Reste à trouver les "responsables religieux de confiance" sur lesquels Bernard Cazeneuve veut s'appuyer. Marie, cadre dans la publicité, a cherché une oreille attentive à la grande mosquée de Paris lorsque son fils de 22 ans s'est engagé sur la voie du fondamentalisme. Là, elle a rencontré un docteur en théologie "aimable et très ouvert". A l'automne 2014, elle lui a écrit pour lui annoncer le départ en Syrie de Thomas et lui demander un éclairage sur quelques sourates. Elle attend encore la réponse...

Le Lyonnais Mourad Benchellali, ancien djihadiste en Afghanistan, a la dent dure contre les représentants du culte musulman. Lui qui fut détenu sur la base américaine de Guantanamo avant d'être condamné en France leur reproche de laisser sans réponse les interrogations angoissées de leurs ouailles. Sur le djihad. Sur les crises qui déchirent le monde arabo-musulman. Sur le port du voile ou le halal. Il leur reproche aussi d'avoir abandonné le terrain aux salafistes. "L'islam radical est l'échec des responsables institutionnels, assène-t-il. Nous avons besoin de porte-parole charismatiques et engagés qui exercent une autorité morale, notamment auprès des jeunes."

Braver les rivalités nationales et les querelles d'ego

Les temps changent, tout de même, du côté des musulmans de France. Depuis le printemps dernier, ils se mobilisent, de réunions en colloques, pour dire leur soutien à l'appel national contre la radicalisation. "Ils souhaitent apporter leur aide dans des domaines comme l'argumentaire théologique et la mobilisation du réseau d'alerte avancé que constituent les associations, les gestionnaires de mosquées et les imams", précise Pierre Conesa, spécialiste des questions de sécurité, auteur d'un rapport consacré à la politique de contre-radicalisation (2).

Quelques responsables religieux ont bravé les rivalités nationales et les querelles d'ego qui divisent leur communauté pour s'associer à ce mouvement. Parmi eux, Kamel Kabtane, recteur de la mosquée de Lyon (Rhône) : "La lutte contre la radicalisation n'est pas seulement l'affaire des autorités, mais aussi la nôtre, affirme-t-il. Notre discours doit contrecarrer celui des extrémistes." Encore faudrait-il que la France forme des imams en nombre suffisant pour porter cette bonne parole dans les 2300 lieux de culte recensés. Or, aujourd'hui, près de la moitié des 600 à 700 imams permanents et rémunérés qui exercent sur le territoire viennent de Turquie et d'Algérie, parfois du Maroc. Une chose est sûre : sans la mobilisation des musulmans eux-mêmes, toute politique de prévention est vouée à l'échec.

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