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TRIBUNE

Pourquoi j’ai démissionné du lycée Averroès

Soufiane Zitouni raconte ses difficultés suite à la publication de sa tribune intitulée «Le Prophète est aussi Charlie», ainsi que son quotidien durant les cinq mois passés au sein de ce lycée.
par Soufiane Zitouni, (Ancien professeur de philosophie au lycée Averroès à Lille)
publié le 5 février 2015 à 18h46
(mis à jour le 6 février 2015 à 13h30)

Depuis la rentrée 2014, Soufiane Zitouni enseigne au lycée Averroès, établissement privé musulman, sous contrat avec l’Etat, situé à Lille. Le 15 janvier, il publiait dans Libération une tribune intitulée «Le Prophète est aussi Charlie» dans laquelle il concluait «le prophète de l’islam, Mohamed, pleure avec nous toutes les victimes innocentes de la barbarie et de l’ignorance, et demande à Allah le pardon pour les nombreuses brebis égarées se réclamant de sa religion alors qu’elles n’ont toujours pas compris l’essentiel de son message.»

Il raconte ici ses difficultés suite à la publication de ce texte, ainsi que son quotidien durant les cinq mois passés au sein de ce lycée. Depuis deux semaines, démissionnaire de son poste, Soufiane Zitouni est en arrêt maladie. D’origine algérienne, il se réclame du soufisme, un courant ésotérique de l’islam moins attaché au caractère prescriptif de la religion, privilégiant une voie intérieure. Pendant une vingtaine d’années, il a enseigné dans des établissements catholiques et souhaite favoriser le dialogue interreligieux, tout en prônant un Islam plus ouvert et fraternel.

Depuis la publication de mon texte intitulé «Aujourd'hui, le Prophète est aussi Charlie» dans Libération le 15 janvier, il y a eu quelques «rebonds» dans ma vie, et certains d'entre eux, très négatifs, m'ont mené à démissionner du lycée musulman Averroès de Lille, lycée sous contrat avec l'Etat où j'ai tenté d'exercer durant cinq mois éprouvants mon métier de professeur de philosophie.

J'ai reçu de nombreux soutiens et remerciements après la publication de ce texte, certains m'ont même parlé de «courage». Mais pour moi, prendre la plume pour faire entendre ma voix en tant que citoyen français de culture islamique après les horribles attentats contre Charlie Hebdo et l'Hyper Cacher était surtout de l'ordre du devoir. Or, le jour même de la publication de ce texte, un proche de la direction de mon lycée vint m'interrompre en plein cours pour me dire en catimini dans le couloir attenant à ma classe : «Il est très bien ton texte, je suis d'accord avec toi sur le problème des musulmans qui manquent d'humour et de recul par rapport à leur religion, mais tu dois savoir que tu vas te faire beaucoup d'ennemis ici, et je te conseille de regarder derrière toi quand tu marcheras dans la rue…».

Par la suite, un enseignant décida d'afficher une photocopie de mon texte en salle des professeurs. Bien mal lui en prit ! Ma pauvre tribune libre sera retirée plusieurs fois du tableau d'affichage «Vie de l'établissement» par des collègues musulmans furieux qui crieront au sacrilège ! Puis le 20 janvier, un professeur du lycée, proche des frères Tariq et Hani Ramadan, publia une sorte de «réplique» sur le site «L'Obs Le plus». Dans cette tribune, il incrimina mon manque de raison, et tira à boulets rouges sur Charlie Hebdo en affirmant que ce journal «cultive l'abject» et qu'il «concourt, chaque jour, à la banalisation des actes racistes» (sic). Voilà donc ce que pensait un «représentant» du lycée Averroès d'un journal qui venait d'être attaqué tragiquement par des terroristes au nom d'Al Qaeda ! Pas étonnant alors que certains de mes élèves m'aient affirmé en cours que les caricaturistes de Charlie Hebdo assassinés l'avaient bien cherché, voire mérité… Et évidemment, nombre d'élèves me tiendront exactement le même discours que mon «contradicteur» : «vous n'auriez jamais dû écrire dans la presse que le Prophète est aussi Charlie !», «c'est un blasphème !», «vous léchez les pieds des ennemis de l'islam !», etc. Ce texte sera ensuite affiché à côté du mien en salle des professeurs, par souci du «débat démocratique», a-t-on essayé de me faire croire…

J'ai commencé à enseigner la philosophie au lycée Averroès en septembre 2014. Bien qu'on m'ait prévenu que cet établissement était lié à l'Union des Organisations Islamiques de France (UOIF), réputée proche de l'idéologie de Frères Musulmans, j'ai tout de même voulu tenter cette expérience en espérant pouvoir travailler dans l'esprit du grand philosophe Averroès, et donc contribuer, à ma mesure, au développement sur notre territoire national d'un islam éclairé par la raison, comme le philosophe andalou du XIIe siècle a tenté de le faire lui-même de son vivant. Mais en cinq mois de travail dans ce lycée, mon inquiétude et ma perplexité n'ont fait que s'accroître jusqu'à l'épilogue que fut cette réaction incroyable à un texte dont le tort principal aux yeux de mes détracteurs était sans doute d'être intitulé : «Aujourd'hui, le Prophète est aussi Charlie»

Pour vous donner une première idée de l’illusion qui fait office d’image positive dans la vitrine publique de ce lycée, je vais vous relater ma première mauvaise surprise : la direction m’a confié des élèves de seconde pour deux heures hebdomadaires d’enseignement d’exploration en «Littérature et Société», alors en tant que professeur de philosophie, j’ai décidé de travailler avec eux sur un projet que j’ai nommé «L’esprit d’Averroès» afin de leur faire découvrir celui qui a donné son nom à leur lycée. Mais quelle n’a pas été ma surprise de constater que sur les rayons du CDI de cet établissement, il n’y avait ni livres du philosophe andalou, ni livres sur lui ! En revanche, j’y ai trouvé des ouvrages des frères Ramadan, très prisés dans ce lycée… J’ai dû alors me rabattre sur des bibliothèques municipales de Lille pour pouvoir commencer mon travail.

Pendant mes cours de philosophie avec mes quatre classes de terminale, les désillusions ont continué. Tout d'abord, le thème récurrent et obsessionnel des Juifs… En plus de vingt années de carrière en milieu scolaire, je n'ai jamais entendu autant de propos antisémites de la bouche d'élèves dans un lycée ! Une élève de terminale Lettres osa me soutenir un jour que «la race juive est une race maudite par Allah ! Beaucoup de savants de l'islam le disent !» Après un moment de totale sidération face à tant de bêtise, j'ai rétorqué à l'adresse de cette élève et de toute sa classe que le Prophète de l'islam lui-même n'était ni raciste, ni antisémite, et que de nombreux textes de la tradition islamique le prouvaient clairement. Dans une classe de terminale ES, un élève au profil de leader, m'a soutenu un jour en arborant un large sourire de connivence avec un certain nombre de ses camarades, que les Juifs dominent tous les médias français et que la cabale contre l'islam en France est orchestrée par ce lobby juif très puissant. Et j'ai eu beau essayer de démonter rationnellement cette théorie du complot sulfureuse, rien n'y a fait, c'était entendu : les Juifs sont les ennemis des musulmans, un point c'est tout ! Cet antisémitisme quasi «culturel» de nombre d'élèves du lycée Averroès s'est même manifesté un jour que je commençais un cours sur le philosophe Spinoza : l'un d'entre eux m'a carrément demandé pourquoi j'avais précisé dans mon introduction que ce philosophe était juif ! En sous-entendant, vous l'aurez compris, que le signifiant «juif» lui-même lui posait problème !

Autre cause de grosses tensions avec mes élèves : ma prétendue non-orthodoxie islamique ! Car évidemment, en tant que professeur de philosophie de culture islamique travaillant dans un lycée musulman, il m’arrivait régulièrement d’établir des passerelles entre mon cours et certains passages du Coran ou de la Sunna (un ensemble d’histoires relatant des propos et des actes du Prophète). Mais j’ai été agressé verbalement par des élèves qui considéraient que je n’avais aucune légitimité pour leur parler de la religion islamique, et de surcroît dans un cours de philosophie ! J’avais beau leur dire que c’était précisément la grande idée du philosophe Averroès que de considérer qu’il ne pouvait y avoir de contradiction entre la vérité philosophique et la vérité coranique, rien n’y faisait.

Et puis il y avait les thèmes et les mots tabous… La théorie darwinienne de l'évolution ? Le Coran ne dit pas cela, donc cette théorie est fausse ! J'avais beau me référer au livre de l'astrophysicien Nidhal Guessoum, Réconcilier l'islam et la science moderne dont le sous-titre est justement l'Esprit d'Averroès ! [Aux Presses de la Renaissance, ndlr], qui affirme avec de très solides arguments scientifiques et théologiques que la théorie de l'évolution est non seulement compatible avec le Coran, mais que plusieurs versets coraniques vont dans son sens, rien n'y faisait non plus.

Le mot «sexe» lui-même pouvait être tabou. Un jour, une élève (voilée) qui s'était proposée pour lire un texte de Freud, refusa de prononcer le mot «sexe» à chacune de ses occurrences dans l'extrait concerné, et c'est la même élève qui refusa lors d'un autre cours de s'asseoir à côté d'un garçon alors qu'il n'y avait pas d'autre place possible pour elle dans la salle où nous nous trouvions ! J'ai dû alors lui rappeler fermement que la mixité dans l'enseignement français était un principe intangible et non négociable. Enfin, combien d'élèves du lycée n'ai-je pas entendu encenser, défendre, soutenir Dieudonné ! Avec toujours cette même rengaine, comme répétée par des perroquets bien dressés : pourquoi permet-on à Charlie Hebdo d'insulter notre Prophète alors qu'on interdit à Dieudonné de faire de l'humour sur les Juifs ?

Je peux vous parler aussi de la salle des professeurs du lycée Averroès, où des collègues musulmans pratiquants font leurs ablutions dans les toilettes communes, donc en lavant leurs pieds dans les lavabos communs, et où la prière peut être pratiquée à côté de la machine à café… Quid des collègues non musulmans (il y en a quelques-uns) qui aimeraient peut-être disposer d’un espace neutre, d’un espace non religieux, le temps de leur pause ?

En réalité, le lycée Averroès est un territoire «musulman» sous contrat avec L’Etat… D’ailleurs, certains collègues musulmans masculins se sont permis de faire des remarques sur des tenues vestimentaires de collègues féminines non musulmanes, sous prétexte qu’elles n’étaient pas conformes à l’éthique du lycée ! Et l’une de ces collègues féminines non musulmane m’a dit un jour également qu’elle ne se sentait pas «légitime» (sic) dans le regard de ses élèves, parce qu’elle n’était pas musulmane précisément…

Je ne pouvais donc plus cautionner ce qui se passe réellement dans les murs de ce lycée, hors caméras des médias et derrière la vitrine officielle, même si je sais pertinemment que les adultes y travaillant et les élèves ne sont pas tous antisémites et sectaires. Mais, j’ai fini par comprendre au bout de cinq mois éprouvants dans cet établissement musulman sous contrat avec l’Etat français (mon véritable employeur en tant que professeur certifié), que les responsables de ce lycée jouent un double jeu avec notre République laïque : d’un côté montrer patte blanche dans les médias pour bénéficier d’une bonne image dans l’opinion publique et ainsi continuer à profiter des gros avantages de son contrat avec l’Etat, et d’un autre côté, diffuser de manière sournoise et pernicieuse une conception de l’islam qui n’est autre que l’islamisme, c’est-à-dire, un mélange malsain et dangereux de religion et de politique.

Enfin, last but not least, il y a ce propos entendu de la bouche même d’un responsable du lycée, lors d’un discours prononcé à l’occasion d’une remise des diplômes à l’américaine aux bacheliers du lycée de la session 2014, en présence de deux «mécènes» du Qatar : «Un jour, il y aura aussi des filles voilées dans les écoles publiques françaises !» Un programme politique ?

Droit de réponse du lycée Averroès

publié le 12 mars 2015 à 17h06

Le 06 février 2015, votre quotidien publiait une tribune intitulée «Pourquoi j’ai démissionné du lycée Averroès», rédigée par M. Zitouni, ex-professeur de philosophie au sein de l’établissement scolaire Averroès de Lille. De propos infondés et diffamatoires en clichés stigmatisants, ce pamphlet - et la vive polémique qui s’en est suivi et dont Libé s’est largement fait l’écho - a eu un effet dévastateur pour le personnel enseignant et les élèves de ce lycée. Nous sommes donc contraints aujourd’hui de faire connaître notre position, conscients que le climat actuel ne nous facilite pas la tâche.

Sans arme, ni haine ni violence. Car à la violence des propos tenus, nous avons reçu pour instruction d’opposer une réponse empreinte de l’esprit et des valeurs qu’incarne cet établissement : paix, tolérance et dialogue.

Il s’agit avant tout de rétablir ici une vérité incontestable et confirmée par l’enquête du rectorat : le racisme, l’antisémitisme et toute autre forme de violence et de rejet de l’autre ne trouvent pas plus d’espace d’expression au lycée Averroès que dans tout autre établissement scolaire de France.

Seul M. Zitouni, après seulement douze semaines de présence dans les locaux, pour quelques motifs incompréhensibles, aura pu penser, ou à tout le moins clamer, l’inverse.

Aujourd’hui, c’est un magnifique symbole de la diversité éducative à la française qui a été sali et l’équipe pédagogique, les élèves et amis du lycée Averroès s’émeuvent du procès en intégrisme qui leur est fait. Nombreux sont les professeurs qui se demandent s’ils enseignent bien dans l’établissement dépeint dans les colonnes de Libé : un lycée qui serait l’antichambre des filières de recrutement pour le jihad.

Ils n’ont pas le sentiment de préparer leurs élèves à une guerre de civilisation, mais au contraire de favoriser leur émancipation, leur éveil à la citoyenneté, dans le respect des valeurs de notre République, qu’ils savent parfaitement en adéquation avec une vision apaisée et tolérante de l’islam.

Nombreux sont les élèves qui ne se reconnaissent pas dans la description que dresse d’eux ce professeur de philosophie, qui les présente comme des «obsessionnels des juifs», refusant la mixité dans les salles de classe, jugeant la théorie de l’évolution incompatible avec l’islam et érigeant Dieudonné en nouveau prophète. Ils sont à mille lieux de ces considérations et vont à l’école pour devenir citoyen, pour s’intégrer au marché du travail, pour faire la fierté de leur famille. Pas pour devenir des guerriers, des prédicateurs de haine, des hooligans de la religion.

Ces mêmes élèves, qui s’étaient spontanément massés comme un seul homme dans la rue, au lendemain des attentats du 7 janvier, pour protester contre les crimes innommables de ceux qui dévoient leur religion de paix, sont aujourd’hui assimilés à la bête immonde.

Profs et élèves ont le sentiment d’être pris pour d’autres. D’être identifiés à ces brebis galeuses, qu’ils combattent au moins autant que ce grand défenseur autoproclamé de la morale laïque.

L’on ne peut que s’étonner, d’ailleurs, que ce dernier n’ait jamais alerté qui que ce soit des prétendus faits si graves dont il allègue avoir été le témoin. En douze semaines de cours au sein de l’établissement, aucune dénonciation, aucune plainte, pas un mot à la direction. Jusqu’au 6 février, date à laquelle il ressentira un besoin irrépressible de venir conter son histoire dans un grand quotidien national. Une histoire sombre, pessimiste, de triste augure. Une de ces histoires qui fait peur et qui divise. Mais rien de plus qu’une invention. Sans fondement et sans lien avec le réel.

C’est un mauvais cauchemar qu’il appartiendra à tous, désormais, d’oublier. Mais il semblerait que ce soit déjà trop tard. Le mal est fait, le sentiment de trahison est là et ne s’évaporera pas facilement. Les blessures se forment toujours plus aisément qu’elles ne se pansent. Et au-delà des blessures, l’inquiétude grandissante, d’être les victimes d’un amalgame qui met leur dignité et leur vie en péril.

En sus de cet aspect social et humain cette affaire présente plusieurs volets : administratif, judiciaire et moral.

Sur le plan administratif, l’enquête du rectorat a démontré, sans aucune surprise, le caractère chimérique des graves accusations prononcées.

Au plan judiciaire, la justice de notre pays, saisie de plusieurs recours, tranchera.

Au plan moral, il s’agira de le dire et de le répéter : un élève n’est pas une arme dont un professeur peut se servir pour convaincre vos lecteurs que «l’heure est grave».

L’heure est grave, certes. Restons donc vigilants et n’alimentons pas inutilement un débat déjà pollué par les amalgames. M. Zitouni, sur ce point, aura failli doublement. En tant qu’enseignant, caricaturant ses élèves comme parties prenantes d’un islam de France qui serait haineux par nature, «culturellement» antisémite, pour reprendre ses termes. En tant que philosophe, en s’aveuglant de ces fausses certitudes de nature à attiser le choc des civilisations dans notre société qui, aujourd’hui plus qu’hier, pouvait s’en passer. Aujourd’hui, laissons à la justice le soin de donner une issue à ce litige qui relève d’ores et déjà du passé. Il s’agit désormais pour le lycée Averroès de se tourner vers l’avenir pour qu’il puisse poursuivre son œuvre dans les meilleures conditions.

Nous savions déjà que ceux qui veulent la mort de notre République et nous interdire de vivre ensemble se nourrissent de nos divisions. Alors en dépit des remous et des polémiques stériles, l’équipe pédagogique continuera de se concentrer sur l’essentiel : transmettre, éduquer, développer l’esprit critique. C’est ainsi et seulement ainsi que ce lycée permettra à tous ses élèves de devenir pleinement citoyens, totalement émancipés et farouchement imperméables à l’obscurantisme. Averroès lui-même, nous l’enseignait déjà au XIIe siècle : «L’ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine, la haine conduit à la violence… voilà l’équation.»

Réponse de Libération : Suite à la mission d’inspection réalisée le 11 février, le rectorat de Lille a précisé dans un communiqué de presse daté du 20 février. «Il appert que les termes du contrat de l’établissement avec l’Etat sont globalement respectés, mais qu’il convient néanmoins, sur certains points, de clarifier le statut et la place du religieux dans l’établissement».

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