Le film « Léviathan » fait peur au Kremlin
Les autorités russes considèrent le film de Zviaguintsev comme « antirusse ».
Plébiscité au Festival de Cannes et aux Golden Globes, nommé aux Oscars, le film « Léviathan » vient enfin de sortir en salle en Russie. Et le réalisateur russe Andreï Zviaguintsev a déjà réussi son pari : loin de l'indifférence redoutée dans son pays d'origine, il a déclenché les passions au sein des élites. « C'est beau et juste... Les images et les dialogues révèlent des réalités sur notre pays », s'enthousiasme Viktor, trentenaire issu de la nouvelle classe moyenne moscovite. « Le film met en scène la Russie reculée, qui vit mais se bat pour vivre. Car il y a l'Etat, la corruption, l'Eglise, la vodka... Ce ne sont pas seulement des clichés. C'est une partie de notre Russie », confie Viktor qui, simple spectateur, avait récupéré le film sur Internet avant sa sortie en salle.
Les 650 cinémas (deux fois plus que prévu !) projetant « Léviathan », récit tragique de la lutte d'un homme face à son destin et contre les autorités politico-religieuses de sa ville perdue dans le Grand Nord, montrent toutefois une version épurée du film où, régulièrement, les acteurs bougent les lèvres mais... en silence. Car une nouvelle loi, qui interdit depuis l'an passé les excès de jurons à l'écran, a obligé Andreï Zviaguintsev à supprimer de sa bande-son de nombreuses expressions grossières. Et à retarder de plusieurs mois la diffusion. De plus, le film a été interdit aux moins de 18 ans. Autant de contraintes censées limiter ses « méfaits » sur le public.
Car les autorités considèrent « Léviathan » comme « antirusse ». Le ministre de la Culture, Vladimir Medinski, a tiré à boulets rouges sur Andreï Zviaguintsev, pourtant l'un des réalisateurs les plus appréciés par les critiques internationaux : « "Léviathan" trempe dans une ambiance de désespoir existentiel », a-t-il fustigé, regrettant de n'y voir aucun « vrai Russe » ni le moindre « héros positif » et... accusant le cinéaste de céder au « tropisme antirusse des Occidentaux ». Alors qu'avec cette oeuvre, la Russie a mis fin à plus de quarante-cinq ans de disette aux Golden Globes et possède désormais une sérieuse chance de remporter l'oscar du meilleur film étranger, le ministre s'est même montré très méprisant à l'égard d'Andreï Zviaguintsev. « Qu'aime-t-il ? Les statuettes dorées et les tapis rouges, ça c'est sûr », s'est-il moqué.
« Léviathan » avait pourtant été tourné avec le soutien de l'Etat : l'équivalent de 560.000 euros, soit un sixième du budget. Les bureaucrates du ministère espéraient sans doute que le réalisateur montrât une autre réalité.
Correspondant à Moscou Benjamin Quénelle