Comment la copie des “Noces de Cana” a supplanté l’original

Et si l’âme des “Noces de Cana” de Véronèse avait quitté le Louvre pour se réincarner dans une copie à Venise, lieu d’origine du tableau…

Par Nicolas Delesalle

Publié le 01 mars 2015 à 14h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h31

Le crime parfait. Pas d'effraction. Pas d'empreintes. Pas de cadavre. Pas de preuve. Pas de procès. Les Noces de Cana, de Véronèse, le plus grand tableau du Louvre, 67 mètres carrés de couleurs vives, cent trente-deux personnages, a été volé en 2007 et, chose exquise à l'heure où tout le monde sait tout tout de suite : personne ne s'en est rendu compte.

Pour s'en convaincre, il suffit de se rendre dans l'aile Denon du musée, huit ans après le larcin, et de visiter la salle n°6, dite « salle de la Joconde ». Qu'y découvre-t-on ? Mona Lisa, bien sûr, son sourire las, et puis les groupes de touristes agglutinés devant la sainte relique de Léonard de Vinci, tournant pour la plupart le dos… aux Noces de Cana.

Oui, le tableau est bien là, à Paris, suspendu trop bas, à 80 centimètres du sol, balayé par un éclairage zénithal, encadré par un épais cadre doré, mais son âme est ailleurs, bien loin, en Italie, sur l'île de San Giorgio Maggiore, à ­Venise, dans le réfectoire des moines du monastère bénédictin, éclairée par les lumières naturelles, à sa place originale, à la bonne hauteur, sans cadre, sans air conditionné, sur le mur pour lequel le tableau a été conçu en 1563, avant que les soudards de Napoléon ne l'emportent en 1797, ­déchirant l'œuvre en sept lés recollés en France.

Une ancienne usine désaffectée…

Comment un tableau a-t-il pu être volé tout en restant à sa place ? Pour le savoir, il faut se rendre dans la banlieue de Madrid, pénétrer dans un lieu étrange, foutraque, une ancienne usine désaffectée transformée en ateliers d'art où ingénieurs, sculpteurs, archivistes, peintres, informaticiens, mécaniciens conçoivent et dessinent ensemble des œuvres d'art originales ou des copies, tous les corps de métiers travaillant de concert au même endroit, comme à la Renaissance.

Près d'un faux Caravage abandonné contre un mur et tandis qu'un sculpteur façonne dans un jet de poussière de plâtre un coquillage, on croise le regard mutin d'un enfant de 10 ans. Adam Lowe a pourtant 56 ans. Il est le créateur de l'entreprise Factum Arte et le chef du gang qui a volé l'aura des Noces de Cana au Louvre. Il nous invite à visiter son incroyable repaire ; ici des imprimantes 3D façonnent des œuvres bientôt exposées à New York, là dorment des pans ratés de la tombe de Toutankhamon reproduits à l'identique et à l'échelle ; les murs réussis sont partis en Egypte pour l'inauguration de ce tombeau bis, ouvert à Louxor en 2014, et qui sauvera l'original des destructions liées au tourisme de masse.

Adam Lowe a fondé son étrange entreprise en 2000. Il était peintre. Il a quitté la peinture parce qu'il ne parvenait pas à créer les images qu'il voulait en utilisant seulement sa main. Depuis, Factum Arte crée ou recrée, à l'envi, préserve les chefs-d'œuvre en collaboration avec les musées, enregistre leur ADN dans des fichiers numériques. Et tout a vraiment commencé avec les Noces de Cana.

Le Lowe entre dans la bergerie…

Une entreprise criminelle réussie nécessite l'entremise d'un complice de haute volée. Le sociologue et philosophe Bruno Latour a endossé ce rôle. C'est lui qui a mis en relation les bénédictins du monastère San Giorgio avec Adam Lowe. « J'étais là-bas pour une conférence, raconte-t-il. Ils ont projeté sur le mur du réfectoire le tableau manquant, ils pleuraient son absence ; chaque nouveau gouvernement italien demande la restitution des Noces de Cana, pour la forme. Je leur ai dit que j'avais un ami capable de faire revenir le tableau. »

Adam Lowe rencontre les moines, partage avec eux ses connaissances encyclopédiques de l'œuvre phare de la Renaissance italienne, qui a inspiré les plus grands, Delacroix, Ingres, Géricault, Cézanne. Il imagine comment le tableau pourrait de nouveau investir son berceau architectural dessiné par l'architecte Palladio. Il veut faire mentir Walter Benjamin, qui décrétait que jamais l'aura d'une œuvre ne pourrait migrer de l'original vers la copie. C'était avant l'ère numérique.

Le plan s'affine. Les outils s'aiguisent. Il faut convaincre les autorités du Louvre de laisser le gang de Factum Arte pénétrer dans ses murs. Trois années de batailles administratives seront nécessaires. Le Lowe entre finalement dans la bergerie. Henri Loyrette, l'ancien patron de la vénérable institution, a fini par coopérer. « Il ne pensait pas que ça allait être aussi bien fait », se souvient le Britannique. Les conditions de travail imposées par le Louvre sont drastiques. Interdiction de décrocher le tableau. Interdiction d'entrer en contact avec lui, de le toucher. Travail exclusivement nocturne. Obligation de démonter les outils chaque matin pour laisser le public entrer dans la salle. Présence de deux gardiens du Louvre, différents chaque soir, pour ne pas créer de liens de proximité.

“Mona Lisa nous regardait travailler…”

Pendant cinq semaines, chaque nuit, Adam Lowe et ses troupes investissent la salle n°6. « Les gardes étaient aussi excités que nous. Mona Lisa nous regardait travailler. On avait du temps pour observer le tableau et le laisser nous parler. C'est le plus grand privilège du monde. » Pour dématérialiser les Noces de Cana, ils commencent par numériser l'œuvre au moyen de lasers, à raison d'une surface de feuille A4 à chaque fois, ils photographient le tableau en autant de sections, enregistrent sa topographie à l'aide d'un scanner 3D, puis fusionnent à Madrid tous les fichiers numériques, avant de recréer le tableau à l'aide d'une imprimante conçue sur mesure, laquelle applique des pigments sur un canevas apprêté avec du plâtre exactement comme celui sur lequel Véronèse avait peint. C'est une copie, numérique. Mais c'est surtout un tableau. Et pas n'importe lequel.

Le 11 septembre 2007, après neuf mois de sueur, le fac-similé est enfin prêt à dévoiler ses craquelures fidèles, ses coloris puissants identiques à l'original, son extraordinaire alchimie mêlant profane et sacré. Il est recouvert d'un drap blanc, exactement à sa place, respectant les trompe-l'œil du peintre qui s'enchâssent parfaitement dans la salle. Le public exigeant de la Sérénissime est venu en nombre. Sept cents personnes, experts en histoire de l'art, militaires en tenues de gala, cardinaux, dames de la haute société parées de bijoux merveilleux ; chacun sait qu'il ne s'agit que d'une copie.

“La réplique plutôt que la relique !”

Et puis le rideau tombe. Une ou deux secondes de stupeur et, soudain, une rumeur, un grondement, un véritable vacarme d'applaudissements tonne entre les murs du réfectoire. Des larmes coulent sur les joues des dames, des experts et des cardinaux. C'est un double miracle : sur le tableau, Jésus change l'eau en vin et, dans la salle, Adam Lowe, la copie en chef-d'œuvre. Il sourit en y repensant. « Quand j'ai vu les gens pleurer, j'ai compris qu'on avait fait quelque chose d'important. Le peuple italien est sans doute le plus fin connaisseur de l'histoire de l'art. Les gens savaient qu'ils regardaient une copie et pourtant ils pleuraient. L'original est resté à Paris mais l'expérience authentique se vit maintenant à Venise. » L'aura des Noces de Cana a migré.

« Il est enfin à sa place, ajoute Bruno Latour. Dans les alignements prévus. Chaque centimètre carré est le même. Pas d'encadrement doré. Sans verre de protection. Il est comme il était. » Dans sa charge (1) contre la marchandisation de l'art contemporain, l'académicien Jean Clair avait salué « la migration de l'aura » des Noces de Cana. « La réplique plutôt que la relique ! écrivait-il. Vaut-il mieux l'œuvre dégradée ou la copie supérieure à l'original dégradé, replacée dans le lieu de sa raison d'être ? » La réponse tient dans les larmes des Vénitiens et, surtout, dans celles qui ne coulent pas, ou si peu, dans la salle n°6 de l'aile Denon, devant l'œuvre originale de Véronèse.

(1) L'Hiver de la culture, Jean Clair, Flammarion, coll. Café Voltaire.

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