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Manifestations à Francfort : la BCE est-elle la bonne cible ?

Près de 10 000 manifestants se sont regroupés, mercredi 18 mars, à Francfort pour protester contre la politique de la BCE, qui inaugurait son nouveau siège.

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Publié le 18 mars 2015 à 18h26, modifié le 19 août 2019 à 13h06

Temps de Lecture 8 min.

La manifestation à Francfort, mercredi 18 mars, organisée à l’appel de Blockupy, alliance de divers mouvements anticapitalistes, visait à protester contre la politique de la Banque centrale européenne (BCE), qui inaugurait ce jour-là son nouveau siège.

Jets de pierres, voitures brûlées, affrontements avec la police… Mercredi 18 mars, Francfort, la capitale financière de l’Allemagne a été le théâtre de heurts entre manifestants anti-austérité (près de 6 000) et forces de l’ordre, mobilisées en nombre pour l’occasion.

La manifestation était organisée à l’appel de Blockupy, alliance de divers mouvements anticapitalistes, comme Attac, de syndicats et de partis politiques venus de toute l’Europe, en particulier de Grèce et d’Espagne. Leur objectif : protester contre la politique de la Banque centrale européenne (BCE), qui inaugurait ce jour-là son nouveau siège. « Nous désirons une autre Europe », scandaient les manifestants.

Pour Blockupy, la BCE incarne en effet les politiques d’austérité imposées à certains pays européens, et responsables, selon eux, de l’appauvrissement de peuples.

Ces reproches sont-ils justifiés ? Pas toujours. Voici pourquoi.

  • La BCE est-elle responsable des politiques d’austérité en Europe ?

Pas vraiment. Et dans tous les cas, bien moins que ne le disent les manifestants de Blockupy. « La BCE est un membre crucial de l’ignoble “troïka” [la Commission européenne, la BCE et le Fonds monétaire international (FMI), les bailleurs de fonds des pays en difficulté], qui, avec le Conseil de l’Union européenne [UE] ont promu l’austérité et les privatisations, avec comme conséquences un appauvrissement et une précarisation d’une grande partie de la population en Europe », peut-on lire sur le site du mouvement.

C’est oublier que la BCE, indépendante des gouvernements, n’est pas responsable de la politique budgétaire des Etats membres. Elle ne s’occupe en effet que du volet monétaire : elle régule la quantité de monnaie en circulation, le loyer de l’argent – c’est-à-dire le coût du crédit, aujourd’hui au plus bas. Gendarme bancaire depuis novembre 2014, elle vérifie aussi que les plus gros établissements européens sont assez solides pour bien financer l’économie et font ce qu’il faut pour le rester.

Les politiques budgétaires, c’est-à-dire le choix de couper dans les dépenses publiques ou non, d’augmenter les impôts ou non, relèvent des gouvernements, dans le cadre qu’ils ont choisi de respecter ensemble pour construire la zone euro. Comme par exemple, la cible de 3 % du produit intérieur brut (PIB) pour le déficit budgétaire, censée éviter que les dérives des finances publiques d’un Etat n’entraîne tous les autres dans la tourmente.

En d’autres termes, si la France, la Belgique, l’Espagne ou encore l’Italie ont pris des mesures de rigueur pendant la crise, c’est parce que leur gouvernement l’a choisi. En grande partie sous la pression des marchés financiers, et souvent de Bruxelles, certes. Mais pas parce que la BCE le leur a demandé.

Le cas des pays entrés sous assistance internationale entre 2010 et 2013 – la Grèce, l’Irlande, le Portugal et Chypre (l’Espagne a seulement reçu une aide pour ses banques) – est différent. Les politiques de rigueur y ont en partie été dictées par la troïka, dont la BCE faisait partie.

Mais faire porter le seul chapeau à la BCE est réducteur. D’abord, parce que ses experts étaient en retrait au regard de ceux du FMI et de Bruxelles, bien plus en première ligne. De fait, en 2012, le FMI lui-même a fait son mea culpa, en reconnaissant qu’il avait sous-estimé l’impact récessif des mesures demandées à Athènes.

De plus, lorsque la crise des dettes battait son plein, que les spéculateurs attaquaient la Grèce ou le Portugal, la BCE ne s’est pas contentée d’assister aux revues de la troïka, passive. Elle a déployé une série d’armes inédites, telles que son programme de rachats de dettes publiques (OMT), qui a mis un terme au risque d’explosion de la zone euro.

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Aurait-elle pu en faire plus ? Peut-être. Reste que pendant la crise, aucune institution ni gouvernement ne s’est autant relevé les manches pour sauver la monnaie unique.

  • Exerce-t-elle un chantage aux réformes sur la Grèce ?

Le 4 février, la BCE a fermé l’un de ses guichets de refinancement aux banques grecques, en refusant les obligations souveraines et les dettes garanties par Athènes qu’elle acceptait jusque-là de prendre en garantie (les « collatéraux »). Beaucoup ont qualifié cette décision de « coup d’Etat financier ». Les « maîtres non élus de Francfort » auraient ainsi voulu mettre les Grecs au pied du mur, afin de les contraindre à mettre en œuvre les réformes réclamées par la troïka.

Ce n’est pas tout à fait exact. C’est d’abord sur les partenaires européens d’Athènes que la BCE a voulu mettre la pression. Sa crainte était que ceux-ci tardent à se mettre d’accord, fassent traîner les négociations en longueur, en lui laissant la responsabilité de financer toute seule la Grèce. Or, cela ne relève pas de sa mission. Accorder un régime de faveur à un pays en particulier est interdit par ses statuts – ceux-ci sont définis, faut-il le rappeler, par les Etats membres eux-mêmes.

Si elle acceptait, avant le 4 février, de prendre les bons du Trésor grecs en garantie, pourtant classés en catégorie « spéculative » par les agences de notation, c’était uniquement parce que le plan d’aide en vigueur jusque-là lui garantissait que le pays ne risquait pas de faire défaut. Et donc, qu’elle n’essuierait jamais de pertes. « Son rôle n’est pas de prendre tous les risques à la place des investisseurs privés : on le lui reprocherait », remarque Eric Dor, économiste à l’IÉSEG (école de management).

En somme, là aussi, la BCE est un peu trop facilement pointée du doigt. Si Athènes et les autres capitales européennes ne parviennent pas à s’entendre sur l’aménagement de l’aide à la Grèce, au risque que celle-ci finisse par sortie de la zone euro, ce n’est pas de son fait. Mais bien de celui de Berlin, d’Athènes, de Paris, de Bruxelles…

  • Abuse-t-elle de son pouvoir ?

Depuis la crise, la BCE a vu ses pouvoirs se renforcer considérablement. Il lui est parfois arrivé de sortir de son rôle purement monétaire pour envoyer un message politique aux Etats. Le sujet est sensible. Explosif, même, car en théorie, l’institution agit en toute indépendance des gouvernements.

« En vérité, la position de la BCE est délicate », explique Alan Lemangnen, chez Natixis. « Elle est le reflet des défaillances de la zone euro elle-même : cela met tout le monde un peu mal à l’aise », ajoute Eric Dor.

Le 19 novembre 2010, Jean-Claude Trichet, à l’époque président de la BCE, avait envoyé une lettre au ministre irlandais des finances, Brian Lenihan. Dévoilée il y a peu, celle-ci a fait scandale dans l’île verte. Le Français menaçait de couper les liquidités d’urgence, indispensables à la survie des banques irlandaises, si Dublin n’entrait pas sous un plan de sauvetage européen. Ce que le gouvernement irlandais fit presque aussitôt… Le même bras de fer s’est rejoué en 2013 avec Chypre.

La BCE abuse-t-elle donc de sa position pour dicter sa loi aux Etats ? Peut-être. Mais il faut rappeler que si elle s’est permis de faire des recommandations pendant la crise, c’est aussi parce qu’il fallait bien que quelqu’un le fasse. On a tendance à l’oublier, mais les investisseurs ne faisaient alors plus confiance aux pays périphériques et pariaient sur l’explosion de la monnaie unique. Il était urgent de redresser les déficits – ou d’en montrer la volonté – pour éteindre l’incendie.

Puisque les Etats européens étaient incapables de parler d’une seule voix, la BCE a retroussé ses manches. « Elle a comblé, parfois avec maladresse, le vide politique européen », reconnaît un diplomate.

  • Est-elle responsable du chômage élevé au sud de la zone euro ?

« La BCE a empiré la situation en Italie (…), elle est responsable du chômage élevé », a dénoncé, mercredi 18 février à Francfort, Eleonora Forenza, une députée européenne communiste italienne venue défiler. Là encore, l’institution fait un bouc émissaire bien facile.

Si le chômage a bondi dans le sud de la zone euro, c’est d’abord du fait de la violente récession qui a explosé en 2009, suite à la crise financière de 2008. Celle-ci, faut-il le rappeler, est née de l’énorme bulle des crédits immobiliers – les fameux « subprimes » – qui a éclaté aux Etats-Unis en 2007. Cette envolée du nombre de demandeurs d’emploi est aussi le résultat de choix économiques pas toujours pertinents faits par certains pays européens dans les années 2000, comme la spécialisation excessive de l’Espagne dans l’immobilier.

Enfin, si la reprise européenne est aujourd’hui moins vigoureuse que celle observée aux Royaume-Uni ou aux Etats-Unis, c’est aussi le résultat des errements de la gouvernance économique de la zone euro, bien trop focalisée sur la seule question des finances publiques.

Or, ces errements sont moins le fait de Mario Draghi, le président de la BCE, que de celui de la Commission européenne et des Etats eux-mêmes.

  • La nouvelle tour de la BCE a-t-elle coûté trop cher ?

A l’origine, la construction du nouveau siège devait coûter 850 millions d’euros. Mais finalement, la note s’est élevée à 1,2 milliard. Les coûts ont dérapé. Motif ? L’envolée des prix des matériaux de construction. Mais aussi la gestion du chantier parfois chaotique, et pas toujours bien maîtrisée. Résultat, les travaux ont pris trois ans de retard.

Malgré ces dérapages, la BCE a entièrement financé l’addition sur ses fonds propres. Le coût total, de 1,2 milliard d’euros, représente un peu moins que les bénéfices réalisés en 2013 (1,4 milliard d’euros), notamment grâce aux intérêts touchés sur les titres que la Banque centrale détient en réserve. Surtout, posséder ces locaux permettra de réaliser des économies à moyen terme. Une opération gagnante, donc.

Cet argument a un peu de mal à passer dans les pays mis sous tutelle de la troïka et auprès des militants de Blockupy. Ils estiment que la banque centrale ne s’est pas appliquée à elle-même la rigueur réclamée à Dublin, Athènes ou Lisbonne.

  • Peut-on améliorer le fonctionnement de l’institution ?

Bien sûr. Née en 1999, la BCE est une institution jeune : son homologue suédoise a été créée en 1668 ! À bien des égards, elle cherche encore ses marques, et la liste des pistes qui permettraient d’améliorer son fonctionnement est longue.

Certains économistes estiment qu’il faudrait commencer par revoir son mandat. Aujourd’hui, celui-ci est d’assurer la stabilité des prix, avec une cible d’inflation de 2 % sur le moyen terme.

D’autres banques centrales, comme celle des Etats-Unis, ont également pour mission de veiller au plein-emploi. Pourquoi ne pas confier cette tâche à la BCE ?

Mais, là encore, se concentrer uniquement sur l’institut monétaire serait une erreur. Aujourd’hui, la BCE est la seule institution véritablement transnationale en zone euro, et c’est bien là le problème. Elle n’a pas d’équivalent côté budgétaire, ni politique.

Entre le « semestre européen », le « two-pack », le « six-pack », les gouvernances européennes sont aujourd’hui si bureaucratiques et complexes que plus personne n’y comprend rien, y compris les « experts » et les gouvernements eux-mêmes…

En d’autres termes, la BCE concentre aujourd’hui des critiques et des reproches qui devraient en vérité s’adresser à l’ensemble des institutions européennes, qu’il faudrait revoir en profondeur. Une tâche immense, à laquelle les Etats n’ont pas tous envie de se confronter. Pour eux aussi, pointer du doigt Francfort est souvent plus simple que prendre leurs responsabilités…

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