« Blagues » de mauvais goût, messages sexuellement explicites, menaces de viol voire de mort : de nombreuses femmes ont été prises pour cible ces dernières années sur Internet, de la chanteuse écossaise Lauren Mayberry aux différentes protagonistes du « GamerGate » (Zoe Quinn, Anita Sarkeesian, Jenn Frank...), en passant par la journaliste brésilienne Nana Queiroz. Sans compter toutes les anonymes harcelées chaque jour. Ce n'est donc pas par hasard si la question de la place réservée aux femmes sur Internet a été particulièrement discutée cette année au festival South by Southwest (SXSW) d'Austin.
Bien sûr, personne n'est à l'abri de menaces ou de commentaires déplacés sur Internet. Mais les femmes sont une cible de choix. Une étude menée en 2006 par l'université du Maryland a ainsi démontré que, au sein d'un même forum de discussion (« chat room »), les pseudos féminins recevaient 25 fois plus de messages tendancieux ou sexuellement explicites que les pseudos masculins. En avril 2014, la journaliste indépendante Jamie Nesbitt Golden a remplacé la photographie figurant habituellement sur sa page Twitter par celle d'un homme blanc, sans modifier toutefois sa description ni sa manière de s'exprimer sur le réseau social. Résultat, « le nombre de tweets déplacés et condescendants a considérablement chuté », témoigne-t-elle.
Sentiment d'impunité
L'anonymat et le pseudonymat ne sont pas les principaux responsables du harcèlement, estime Katherine Cross, doctorante en sociologie. Certains des commentaires les plus haineux repérés sur Facebook, par exemple, sont en effet écrits par des personnes s'exprimant sous leur véritable identité.
« Il est très facile avec Internet d'écrire à des célébrités ou à des gens que l'on ne connaît pas, et d'accéder à leur vie privée », détaille Amanda Luz, journaliste chez MdeMulher, un réseau brésilien de sites Internet destinés aux femmes. Les auteurs d'attaques misogynes ou haineuses ne sont pas nécessairement des individus sanguinaires ou déséquilibrés, et « n'ont pas toujours conscience du fait que leurs commentaires peuvent faire mal », explique-t-elle.
Il y aurait donc un sentiment d'impunité, une forme de désincarnation engendrée par l'utilisation d'un clavier. Et, en corollaire, une propension à demander aux femmes victimes de harcèlement d'ignorer ces attaques, de les minimiser parce qu'elles se déroulent sur Internet, et non dans la rue ou sur le lieu de travail. « Les gens pensent qu'Internet, ce n'est pas réel, mais c'est faux. Les interactions sociales sur Internet sont de vraies interactions sociales », juge Katherine Cross. « C’est la vraie vie, ce sont de vraies menaces. C’est illégal de menacer de violence, ça l’est aussi en ligne », renchérit Allyson Kapin, entrepreneur et fondatrice de Women Who Tech.
Responsabilité des réseaux sociaux
Quelles solutions pour lutter contre le harcèlement en ligne ? De nombreuses participantes aux conférences de SXSW sont extrêmement critiques vis-à-vis des grands réseaux sociaux, qui, selon elles, ne font pas assez d'efforts pour purger leurs plate-formes des abus et du harcèlement. « Cela ne devrait pas être mon job de remplir des formulaires pour demander le blocage d'un compte. Cela devrait être beaucoup plus facile », explique la vidéo-blogueuse Franchesca Ramsey. Allyson Kapin abonde en son sens : « Twitter s’est construit autour de l’idée d’un flux d’information sans règles. Le fait que les gens puissent l’utiliser pour harceler ne leur a jamais traversé l’esprit. »
« On commence à voir des progrès », s’est cependant réjouie Mme Kapin, en référence aux récentes annonces de plusieurs grands sites, notamment Twitter et Reddit, déterminés à lutter contre le harcèlement.
« Les grandes plate-formes ne font que 5 % à 10 % de ce qu’elles pourraient faire », a nuancé Emily May, la directrice de Hollaback, une organisation qui lutte contre le harcèlement, dans la rue et en ligne.
Aux Etats-Unis, la liberté d'expression est un sujet sensible. Cet argument a longtemps été avancé par les géants de l'Internet pour justifier une intervention minimale sur le contenu de leurs utilisateurs. Lors d'un débat sur la question, Jeffrey Rosen, le président du National Constitution Center, s'est inquiété de la « responsabilité écrasante » que doivent exercer les réseaux sociaux :
« C'est un problème que l’on n’avait pas imaginé au moment du premier amendement de la Constitution américaine. Je suis inquiet car ces réseaux sociaux font le travail que des juges ont déjà du mal à faire. »
Katherine Cross reconnaît qu'il peut sembler « alarmant que les entreprises technologiques aient autant de pouvoir » et note que « la définition de la liberté d'expression par Twitter a fait des victimes ». Emily May va plus loin : « La liberté d’expression, mais pour qui, lorsque les gens qui se font harceler sont réduits au silence ? »
La protection des abus et du harcèlement peut aussi être positif pour les réseaux sociaux eux-mêmes, estime Monika Bickert, la responsable de la modération des contenus sur Facebook, dans une autre conférence : « Plus les gens se sentent en confiance, plus ils se sentent bien, plus ils partagent. » « Les réseaux sociaux, en édictant des règles, vont perdre des utilisateurs. Mais ils en gagneront d’autres qui leur seront reconnaissants, a plaidé Rinku Sen, directrice de Race Forward. Nous devons nous organiser pour tenter d’influencer ces plate-formes et ces institutions. »
Comment combattre le sexisme ?
Au-delà des réseaux sociaux, les conférences ont également permis aux intervenantes d’esquisser des moyens de lutter contre ce sexisme en ligne. Pour Emily May, la clé réside dans le combat contre l’effet du témoin : « Tout le monde doit dénoncer, y compris aux réseaux sociaux, prendre des capture d’écran, aider ses amis. Si tout le monde s’y met, dans cinq ans, c’est terminé. »
Les participantes à la conférence « Pourquoi le féminisme est en train de gagner sur Internet » se sont félicitées de la progression des idées féministes et de l'émergence de véritables mobilisations autour de cette question et du harcèlement. Elles ont cité par exemple des hashtags (mots-clés) utilisés sur Twitter par des femmes qui ont raconté leur viol, des célébrités qui défendent leurs idées féministes et des médias, essentiellement indépendants et en ligne, qui accordent à la question une place croissante. Pour Franchesca Ramsey, une mobilisation sur les réseaux sociaux, autour d'un mot-clé par exemple, est loin d'être une forme dégradée et inutile d'activisme :
« Les hashtags permettent à des gens qui n'ont jamais parlé de contribuer au débat. Et cela permet à des gens de voir que certains de leurs amis, de leur famille qu'ils connaissent depuis des années doivent aussi faire face au sexisme et aux violences. Les réseaux sociaux et les hashtags sont un bon moyen de nourrir le débat. »
Sophia Rossi, cofondatrice du site HelloGiggles, ajoute : « Grâce aux réseaux sociaux, grâce à ce débat, la génération future a pris conscience de cette question. »