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A Paris, les militaires sont-ils devenus des voisins comme les autres ?

Depuis les attentats de janvier, des milliers de militaires patrouillent et protègent des sites sensibles de la capitale. Une présence inédite, en passe de devenir « normale ».

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Publié le 01 avril 2015 à 09h47, modifié le 24 avril 2015 à 10h20

Temps de Lecture 9 min.

Des soldats français patrouillent devant une synagogue de Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine) dans le cadre du plan Vigipirate, le 21 janvier.

C'est une façade d'immeuble quelconque, crépi bistre usé, deux vitres teintées, aucune inscription, fondue dans une rue tranquille d'un quartier populaire du 11e arrondissement parisien. Une façade devant laquelle personne ne levait la tête, jusqu'à ce que des militaires, treillis camouflage et fusils d'assaut Famas en mains, ne s'y installent pour en surveiller l'entrée. Un « site sensible » donc, dont les soldats sont devenus le seul signe ostentatoire. Quand les badauds les questionnent sur le lieu qu'ils protègent, ils bottent en touche, dans un sourire courtois.

Au comptoir du café d'en face, tout le monde sait, bien sûr : c'est une école juive. Dans la rue adjacente, on trouve aussi une mosquée. Et quelques pâtés de maison plus loin, une synagogue. Autant dire qu'ici, les hommes en vert ou bleu, incarnations les plus visibles du plan Vigipirate, font désormais partie du décor. Tout le périmètre est protégé depuis qu'en janvier, l'Ile-de-France a été placée en niveau « Alerte attentat » – 6 200 militaires avaient alors été mobilisés dans la région, 10 500 à l'échelle nationale, sans compter les forces de police et de gendarmerie, pour protéger 830 « sites sensibles » en France dont 310, principalement juifs, en Ile-de-France. Depuis la guerre d'Algérie, jamais l'armée n'avait été aussi visible sur le sol français. C'est d'ailleurs l'un des objectifs recherchés : être vus pour rassurer. Et dissuader.

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Des voisins acceptés ?

Isaac Ouaki, 66 ans, gardien de la synagogue Michkenot Yaacov depuis une quinzaine d'années, accueille ce nouveau voisinage avec enthousiasme. « Depuis qu'ils sont là, on se sent protégés et en sécurité, explique le vieil homme en plissant ses yeux rieurs. Et on s'entend vraiment bien. Ils me proposent toujours un coup de main pour porter les livraisons. C'est comme des voisins ».

Des « voisins », l'expression a été utilisée par l'association Voisins solidaires dans une campagne invitant les Français à « exprimer leur reconnaissance » à leurs soldats en adoptant des « gestes de voisinage ». « Ils ont dû prendre pas mal de kilos avec toutes les pâtisseries qu'on leur a apporté depuis janvier », s'amuse Cédric Bensimon, 38 ans, un fidèle de la synagogue.

Quelques mètres plus loin, devant la mosquée Omar – longtemps restée dans les radars parce qu'elle a été fréquentée par des individus tentés par le djihad armé (notamment la filière des Buttes Chaumont dont a fait partie Chérif Kouachi) –, ni soldats, ni policiers. Seulement un fidèle vêtu d'un gilet de sécurité jaune fluo.

Dans le silence de son bureau, le Coran posé sur la table, le cheikh Achour explique qu'il a préféré décliner la proposition de protection policière parce qu'il ne faut « pas céder à la peur ». « Si on en a besoin, je la demanderai, mais je suis confiant : ici, on vit depuis longtemps ensemble, il y a toujours eu une bonne entente entre voisins, du respect entre les communautés et un dialogue interreligieux entre chrétiens, juifs et musulmans. Les attentats de janvier n'y ont rien changé ». Et de marteler : « les terroristes qui ont fait ça ne sont pas des musulmans, ils ne représentent pas l'islam, l'islam est une religion de paix et de miséricorde ».

Celle qui reçoit derrière son comptoir juifs et musulmans au sortir de leurs prières ne dira pas le contraire sur le quartier. « Ici, les différentes communautés vivent en bon voisinage », affirme Véronique Ziza, 52 ans, gérante du café-restaurant qui jouxte l'école juive. Alors la nouvelle cohabitation avec les militaires, non, elle n'arrive pas à s'y faire. « Avant qu'ils arrivent, on savait qu'on était dans un quartier populaire, mais on ne ressentait jamais l'insécurité. Maintenant qu'ils sont autour de nous, on se sent presque en danger. C'est une présence qui, plutôt que d'être sécurisante peut être stigmatisante puisqu'ils pointent du doigt les lieux sensibles d'un quartier, c'est l'effet pervers de Vigipirate ». Et puis, « ils ne cherchent pas à s'intégrer : ils ne sont jamais venus prendre un café, ne prennent pas la peine de me saluer le matin ».

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Un dispositif devenu permanent

Si Cédric Bensimon accepte cette présence de forces armées dans la capitale, qu'il reconnaît trouver « rassurante » compte tenu des événements récents, il estime toutefois qu'elle ne doit pas s'installer dans la durée : « Ça doit rester une réponse exceptionnelle à une situation exceptionnelle. Je ne supporterais pas que mes enfants grandissent entourés de soldats. » Et d'ajouter : « On ne doit pas s'y résoudre et trouver ça normal. Si on est sous protection, c'est bien parce qu'il y a un grave problème : les juifs ne sont pas en sécurité en France ».

C'est bien comme une réponse exceptionnelle à des menaces temporaires et spécifiques que le plan Vigipirate avait été pensé à l'origine, en 1978. Dans la pratique, le dispositif est devenu permanent, même dans ses plus hauts niveaux. Pendant dix ans, entre 2005 et février 2014 – date à laquelle l'ancien code couleur a été abandonné –, aucun responsable politique ne s'est risqué à abaisser le niveau de vigilance, bloqué au niveau « rouge » depuis les attentats de Londres. Une émission de France Culture s'interrogeait récemment sur le fait qu'on puisse considérer Vigipirate comme « un état d'exception permanent ».

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Professeur de sciences politiques à l'Université de Versailles et chercheur au Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales (Cesdip), Jacques de Maillard répond par la négative :

« On n'est pas dans un état d'exception au sens où les lois qui régulent nos conduites au quotidien se trouveraient bouleversées, où le paysage urbain serait transformé et où le coût serait délirant pour l'Etat. Un état d'exception, c'est, par exemple, l'état d'urgence déclenché lors des émeutes de 2005 : ça n'a pas vocation à durer. C'est justement parce que Vigipirate n'en est pas un qu'il peut être maintenu de façon durable. »

« Action psychologique chère »

« C'est quand même payer cher de l'action psychologique – le coût de la mobilisation des militaires dans le cadre de l'opération Sentinelle déployée en janvier a été évalué à un million d'euro par jour par le ministère de la défensequi vise à rassurer la population plus qu'à déjouer des attentats, déplore pour sa part Michel Bosquet, 72 ans, en regardant passer d'un air las les trois militaires qui patrouillent d'un pas régulier autour de la gare du Nord. On ferait mieux de mettre ces moyens dans le renseignement. ».

Le voyageur espère qu'on ne tardera pas à redescendre au niveau de vigilance « normal ». « Il y a une prudence politique extrêmement forte pour redescendre d'un niveau une fois qu'on est monté, parce que si jamais il arrive quelque chose deux semaines après, on a peur que ça nous retombe dessus politiquement, analyse Jacques de Maillard. Par conséquent, on préfère payer un peu plus cher et maintenir un dispositif même quand le risque n'est pas avéré de manière continue plutôt que de prendre le risque de reproches politiques d'imprudence. »

« Ça n'a jamais empêché un attentat »

Devant la barrière de métal gris qui protège la synagogue, Cédric Bensimon pointe une autre limite de Vigipirate : le fait de ne pas considérer les écoles laïques comme des sites sensibles, au même titre que les écoles juives, les lieux confessionnels ou les organes de presse. « Les écoles affichant le drapeau national et la devise de la République peuvent pourtant être la cible des fanatiques », estime-t-il.

Pour Aminata Camara, 16 ans, élève dans un lycée professionnel public, c'est simple : Vigipirate se résume à l'affiche au logo triangulaire rouge à bord noir placardée sur le portail d'entrée de son établissement. Et aux annulations de sorties scolaires qui nécessitent de prendre le métro. « Vigipirate c'est débile. ça coûte cher et ça n'a jamais empêché un attentat », s'exaspère la jeune fille en fixant ses Nike colorées. Assis sur le banc à côté d'elle, la tête enfoncée sous sa capuche, son ami Mouhamadou Diaby, la coupe : « T'es ouf de dire ça alors que les soldats risquent leur vie pour nous protéger. A Aulnay, y'en a pas, mais quand je viens à Paris, je suis content de les voir rôder, ça me rassure ».

Le logo Vigipirate

« Culture de la vigilance »

Au milieu du tumulte de la place de la République, Marie Beaurepaire, 25 ans, assistante de projet dans l'humanitaire, cherche ses mots pour décrire son ressenti. « Certains peuvent trouver normal que l'armée soit là pour les protéger mais pour moi c'est violent, inquiétant, anxiogène. C'est une démonstration de force brute étalée quotidiennement sous nos yeux. Et ça nous rappelle tous les jours les attentats ». Elle marque un silence. S'interroge sur la possibilité que les Français puissent finir par s'habituer à cette présence, si celle-ci était amenée à durer – pour l'heure, le ministère de la défense a annoncé le maintien du dispositif actuel au moins jusqu'à l'été, date à laquelle il sera réévalué.

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« Après tout, on a bien fini par intégrer d'autres pratiques sécuritaires dans notre quotidien », fait remarquer un employé d'un grand centre commercial parisien. Il cite, pêle-mêle, les mesures de sécurité dans les aéroports, sur lesquelles personne aujourd'hui n'imaginerait revenir, les fouilles de sacs à l'entrée des centres commerciaux ou des musées, « de mieux en mieux acceptées », la vidéosurveillance, les messages « Attentifs ensemble » qui bercent les Parisiens dans le métro, les colis suspects qu'on n'hésite pas à signaler.

Car c'est bien « une culture de la vigilance » que le plan Vigipirate entend « développer et maintenir », selon les termes officiels employés. Avec l'assentiment, voire la participation des citoyens. « La sécurité reste avant tout assurée par l'Etat. Les pouvoirs publics n'ont pas insisté pour impliquer les citoyens et véritablement créer une culture de la sécurité et de la vigilance, tempère le chercheur Jacques de Maillard, qui réfute toute idée d'un conditionnement de la population à l'acceptation d'un état sécuritaire. Dans les faits, l'adaptation des pratiques des gens à Vigipirate semble assez minimale. »

« On s'y habitue sans s'y habituer »

Dans la rue Béranger, siège du journal Libération dans le 3e arrondissement – qui héberge provisoirement dans ses murs la rédaction de Charlie Hebdo, dont chaque membre est protégé par des policiers des services de la protection (SDLP) –, les forces de l'ordre sont chouchoutées par le voisinage. « Ce matin, une dame nous a amené des chouquettes ; l'autre jour, c'était des croissants », témoigne un gendarme. Un employé du magasin de retouche plastronne, tout sourire : « C'est ici qu'ils viennent faire recoudre leurs vestes d'uniformes maintenant. »

Au sein du journal, les sentiments sont plus mêlés, et on en vient à plaisanter de l'ironie de la situation : « C'est quand même le comble que dans une rédaction libertaire, anti-cléricale et qui se veut un contre-pouvoir à l'Etat, on se retrouve avec plus de flics que de journalistes dans les étages », commente Matthieu Ecoiffier, journaliste.

Devant la machine à café, le dessinateur Luz crayonne en tirant sur sa cigarette, entouré d'agents du SDLP. Une scène devenue banale. « De fait, un nouveau voisinage s'établit, on finit par discuter avec eux comme avec des collègues. Mais quand on y réfléchit, cette situation n'est pas normale. On s'y habitue sans s'y habituer », soupire Matthieu Ecoiffier.

Alors quand tous les uniformes repartiront ? « Et bien la vie continuera. On ne peut pas avoir des gardes du corps permanents, dit Isaac Ouaki en fermant sa synagogue après la dernière prière. Il a fait comment l'Hyper Cacher ? Il a rouvert ses portes ».

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