Chroniques

Le pouvoir et les salaires

Paul Krugman

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Par Paul Krugman

Mais il se pourrait que cette dernière annonce, un peu comme l’annonce faite par Wal-Mart à propos de l’augmentation des salaires plus importante d’il y a quelques mois, soit le signe avant-coureur d’un changement important dans le monde du travail aux États-Unis.

Il n’est pas peut-être pas si difficile d’augmenter le salaire des Américains après tout.

La plupart des gens seraient certainement d’accord pour dire que les salaires qui stagnent, et plus généralement le nombre de plus en plus restreint d’emplois répondant à un statut de classe moyenne sont de gros problèmes pour ce pays. Mais l’attitude générale à l’endroit du déclin d’emplois corrects est de l’ordre du fatalisme. N’est-ce pas simplement l’offre et la demande ? Est-ce que les technologies qui permettent d’économiser sur la main d’œuvre et la concurrence internationale n’ont pas rendu impossible le fait de payer les travailleurs à des salaires décents, à moins qu’ils n’aient énormément de diplômes ?

Pourtant, il est étrange de dire que plus on en sait sur l’économie du travail, moins l’on est enclin à partager cette attitude fataliste. Tout d’abord, la concurrence internationale est surévaluée comme facteur dans le domaine de l’emploi ; oui, la production doit faire face à davantage de concurrence que par le passé, mais la grande majorité des employés américains sont employés dans des industries de service qui ne sont pas exposées au commerce international. Et les preuves que cette technologie fait baisser les salaires sont bien moins claires que ce que pourraient laisser à penser tous ces commentaires à propos de la "pénurie des compétences".

Le fait que le marché de l’emploi ne ressemble en rien au marché des pousses de soja ou du porc est encore plus important. Les travailleurs sont des personnes ; les relations entre les employeurs et les employés sont plus compliquées que simplement de l’offre et de la demande. Et cette complexité signifie qu’il y a bien plus de souplesse dans la détermination des salaires que ce que les gens voudraient nous faire croire. Il est possible, en fait, de relever les salaires de manière significative si on le souhaite.

Comment sait-on que les marchés du travail sont différents ? Commençons par les effets des salaires minimum. Les preuves sont très nombreuses quant à cet effet ; à chaque fois qu’un État relève le salaire minimum alors que ses voisins ne le font pas, cet État, dans les faits, mène une expérience sous contrôle. Et la conclusion qui s’impose au vu de toutes ces preuves, c’est que l’effet que l’on s’attend à voir – des salaires minimum plus hauts qui mèneraient à moins d’emplois – est quasiment non existant. Augmenter le salaire minimum améliore les emplois ; apparemment, ça ne les rend pas plus rares.

Comment est-ce possible ? Une partie de la réponse tient au fait que les employés ne sont pas, en fait, des commodités. Un boisseau de soja se soucie peu de combien il sera payé ; mais des employés que l’on paie décemment ont tendance à mieux travailler, sans parler du fait qu’ils sont moins enclins à démissionner et demander à être reclassés, que des employés payés au minimum absolu avec lequel un employeur peut rester dans la légalité. Le résultat c’est qu’augmenter le salaire minimum, même si cela rend le travail plus cher, comporte des bénéfices compensatoires qui ont tendance à faire baisser les coûts, limitant ainsi tout effet négatif sur les emplois.

Des facteurs similaires expliquent une autre énigme à propos des marchés du travail : la façon dont des entreprises différentes issues de ce qui semble être le même secteur réussissent à payer leurs salaires de façon très différente. La comparaison classique est entre Wal-Mart (avec ses faibles salaires, sa faible morale et sa rotation de personnel très importante) et Costco (qui offre de meilleurs salaires et de meilleurs avantages sociaux et qui compense la différence grâce à une meilleure productivité et la loyauté de ses salariés).

C’est vrai, ces deux magasins ont des marchés différents : la marchandise de chez Costco est haut de gamme et ses clients sont plus aisés. Mais la comparaison laisse néanmoins à penser que payer des salaires plus élevés coûte bien moins cher aux employeurs que ce que l’on pourrait croire.

Et cela laisse donc à penser que ce n’est pas si compliqué de relever les salaires de façon globale. Imaginons que l’on donne aux travailleurs du pouvoir de négociations en augmentant le salaire minimum, rendant ainsi plus facile le fait de s’organiser et, encore plus important, de viser le plein emploi plutôt que de trouver des raisons d’étouffer la relance en dépit d’une faible inflation. Étant donné ce que nous savons désormais des marchés du travail, les résultats pourraient bien être étonnamment importants – parce qu’une poussée modérée pourrait bien suffire pour persuader la plupart des entreprises américaines de se détourner de la stratégie des bas salaires qui domine notre société depuis des années. Il y a un précédent dans l’histoire pour ce genre de poussée des salaires. La classe moyenne qui disparaît petit à petit dans nos rétroviseurs n’est pas apparue par magie ; elle a été largement créée par la "grande compression" des salaires qui s’est produite pendant la Seconde Guerre Mondiale, dont les effets se sont fait sentir pendant plus d’une génération.

Peut-on reproduire cette avancée ? Les augmentations des salaires chez Wal-Mart et McDonald’s – générés par un marché de l’emploi qui se rétrécit plus une pression des militants – donnent un avant-goût de ce qui pourrait se produire à plus grande échelle. Il n’y a aucune excuse pour le fatalisme des salaires. Nous pouvons augmenter les salaires des Américains si nous le voulons.

Paul Krugman

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