Pour faire grimper leur cote sur le Net, commerçants, mais aussi artistes et politiciens n'hésitent pas à manipuler l'opinion à coups d'avis fictifs. Enquête sur un business florissant.
Publié le 13 avril 2015 à 09h00
Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h34
«Je sais que c'est borderline, mais ce n'est pas illégal… En tout cas, c'est ce que me dit mon avocat. » C'est vrai, le métier de Yannick Deslandes est un peu particulier : sur son site, le jeune entrepreneur cannois vend des fans (Facebook), des abonnés (Twitter), des vues (YouTube)… De la notoriété, de la popularité, de l'amour en clic.
Comment nous avons fait d'un petit groupe musical une star virtuelle
Ne riez pas : son job a le vent en poupe. Il s'inscrit dans un étonnant business de la triche qui explose, en marge des manipulations souvent dénoncées des géants du Web (utilisation des données personnelles, etc.). Cette triche repose sur un constat simple : à l'ère des réseaux sociaux, chacun se doit d'être le plus visible possible.
Les individus comme les entreprises sont jugés à l'aune de leur popularité, dans un gigantesque supermarché numérique, où l'on achète par caisses de douze des « avis » et des abonnés. L'assise sociale d'un individu se mesure à la force de sa communauté, au nombre de « Like » qui saluent sa dernière blague. La qualité d'un produit ou d'un service se juge en fonction des commentaires laissés en ligne par les consommateurs.
Poudre aux yeux
Or acquérir une popularité numérique réelle, c'est long et aléatoire. S'en acheter une avec des internautes bidon, c'est plus rapide. Et bon marché. Sur Acheter des fans et autres Followers pas cher, on peut ainsi faire le plein d'abonnés, de commentaires positifs ou de vues. Ces « amis » inertes ne viendront jamais à votre anniversaire, ne partagent pas ce que vous postez, au fond ne servent à rien. Sauf à faire grimper artificiellement votre cote.
« C'est vrai, je vends de la poudre aux yeux, reconnaît Yannick Deslandes. Mais tout le monde en veut, de cette fausse notoriété ! » Qui achète ? « Beaucoup de gens de la musique. Un DJ chanteur français assez connu m'a demandé un jour un million de fans Facebook pour passer à la télé anglaise. Un autre, producteur, voulait faire monter deux artistes à cinquante mille fans chacun pour faciliter la signature de contrats juste avant le Midem… Mais j'ai aussi des hommes politiques locaux, avocats, architectes, centres commerciaux, magasins de proximité… du Monsieur Tout-le-monde. »
Lui dit qu'il fait du « qualitatif », comprenez du « fan français » – en tout cas francophone, c'est-à-dire identifiable. « Pas de faux comptes du Bangladesh » et « Pas de comptes Twitter à tête d'œuf » [sans photo, ndlr], lit-on sur son site. Du faux, certes, mais du « bon faux ».
Parce qu'au rayon fans il y a différentes qualités. « Si vous êtes un amateur, la fraude se voit, mais tout le monde s'en fout. Si vous êtes un pro, vous mettez assez d'argent pour que ça ne laisse pas de trace », explique Cyril Rimbaud, de l'agence Curiouser et professeur au Celsa.
Les robots à l’œuvre
La triche, « il y a deux ans encore, c'était des petites mains disséminées au Pakistan ou à Madagascar qui ouvraient des faux comptes Twitter ou faisaient du Like à la chaîne sur Facebook, poursuit-il. Aujourd'hui, ce sont surtout des robots. Ça coûte moins cher. » Ces « bots », en fait, des petits programmes informatiques, sont actionnés au gré des commandes des clients. Ils créent des profils qui ont l'apparence de la réalité : des noms crédibles avec de vraies photos, des commentaires, des adresses mail, une histoire, des amis… Certains captent aussi des comptes authentiques peu ou pas utilisés, à l'insu de leurs propriétaires.
Le business du faux avis ne cartonne pas que sur les réseaux sociaux. Dans les forums de discussion, les blogs et sur les sites commerciaux, nombre de marques concoctent elles-mêmes des commentaires de faux consommateurs. En politique, les équipes des candidats investissent le terrain ennemi à coups de pseudos énervés. Sur les sites de voyage, c'est la guerre.
En 2013, le directeur de la communication d'Accor Australie a été mis à pied pour avoir posté sur TripAdvisor une centaine de faux commentaires – évidemment négatifs – sur la concurrence. Pendant qu'un hôtel de Bourgogne entamait une entreprise de démolition contre ses voisins. Une plainte a été déposée, sans suite. Pourtant, la DGCCRF (1) assimile le faux avis à une pratique commerciale trompeuse. Vingt-cinq cyber-enquêteurs les traquent. Ce qui paraît dérisoire face à un phénomène devenu massif.
Nettoyage de printemps
Longtemps, les plateformes type Facebook, Twitter et autres TripAdvisor n'ont pas bougé. Et pour cause. Elles vendent du trafic aux annonceurs. Moins de comptes, c'est moins d'audience, donc moins d'argent. « Elles ne réagissent que quand le phénomène commence à entamer leur crédibilité, et donc leur business », analyse Cyril Rimbaud. Après des années de laisser-faire, Facebook a annoncé en mars un gros nettoyage de printemps.
En décembre dernier, Instagram (qui lui appartient) a supprimé des millions de faux comptes. Résultat : des stars comme Justin Bieber, Kim Kardashian ou Beyoncé ont perdu bon nombre d'abonnés. « On s'adapte sans cesse, mais on ne peut pas trop durcir les critères, sinon on se retrouve à fermer des comptes détectés comme faux… alors qu'ils sont vrais ! » raconte le salarié d'un géant du Web – sous couvert d'anonymat, aucune de ces plateformes n'ayant accepté de nous répondre officiellement.
Pour l'heure, la meilleure réponse à cette triche reste la vigilance des internautes. Le candidat à la Maison-Blanche Mitt Romney, l'ancienne ministre Nadine Morano, Lady Gaga, Pepsi, Mercedes ou Louis Vuitton ont tous été épinglés. Même les collégiens traquent les faux Like sur les pages des copains. Aujourd'hui, le plus gros risque du tricheur sur le Web est encore de se faire griller par sa communauté.
La campagne y est jolie, le vin y est bon. Mais l'atmosphère, plutôt lourde. Dans ce petit coin de Bourgogne, près de Mâcon, on n'a pas oublié ce qui s'est passé en juillet 2013. Une employée d'hôtel découvre sur le site TripAdvisor plusieurs commentaires très négatifs. Elle alerte son patron, qui réalise que tous les établissements dans un rayon de 10 kilomètres ont subi le même traitement, de la part des « mêmes » personnes, qui auraient toutes écumé les mêmes hôtels, au même moment. Formidable don d'ubiquité.
Alice L., Le Chinois w, Pierre M. ou encore Alain G. répètent maladroitement les mêmes critiques : « C'est un Formule 1 », « un dortoir », « triste, long et sale », « travail d'amateur »… sur tous les établissements, sauf un, qui déchaîne leur enthousiasme : « havre de paix », « enchantement », « étape parfaite », « tout y est subtilité jusque dans les moindres détails », « magnifique halte »… La manœuvre est grossière. « On a appelé la patronne de cet hôtel », raconte une des victimes. Celle-ci affirme tomber des nues, explique dans une lettre à ses « chers collègues », qu'elle a, après enquête, découvert les auteurs de cette « supercherie […], relevant même de la débilité », et est intervenue « pour faire supprimer l'ensemble de ces avis grotesques ». Les avis sont retirés. Mais, en pleine saison touristique, le mal est fait.
La patronne réaffirme son innocence quand nous la sollicitons : « Ce sont des amis qui ont voulu m'aider », explique-t-elle. On s'étonne de leur zèle, et de la précision de leurs tirs. « Vous savez, quand on boit un verre autour d'une piscine, on fait des conneries »… Hum… Seul point d'accord entre tous les hôteliers : le laissez-faire de TripAdvisor. Sur le site, n'importe qui peut rédiger un commentaire, sans même s'être rendu dans l'établissement. « Ecrire sous pseudo un avis positif sur son propre établissement, pour contrer un avis négatif, on l'a tous fait », confie même un des hôteliers victimes. On aurait bien aimé avoir l'avis… de TripAdvisor. Qui ne nous a pas répondu.
Marc Fortin, Guillaume Barabé, Alban Huet, Fabrice BL, vous connaissez ? Non ? Pourtant, ce sont des consultants en économie reconnus. La preuve : ils ont écrit des tribunes sur des sites réputés, comme Les Echos, Challenges, Economie Matin, et même Mediapart. Leur sujet de prédilection ? L'OPA sur le Club Med, feuilleton qui a vu s'affronter pendant deux ans les Chinois du groupe Fosun et l'homme d'affaires italien Andrea Bonomi. Dans leur prose, publiée en décembre dernier, les quatre experts avaient tendance à trouver moult qualités à l'offre chinoise, beaucoup moins à l'italienne. Curieuse unanimité. Et pour cause : ils n'existent pas.
Leurs CV, photos, comptes Twitter, Google+, profils sur LinkedIn… tout a été fabriqué de A à Z, comme l'a révélé en début d'année le Journal du Net, lui-même abusé par une de ces fausses tribunes. Une campagne de dénigrement d'envergure qui a pu influer sur le choix du candidat retenu, en l'occurrence Fosun. L'enquête pour en comprendre les mécanismes a mené le Journal du Net jusqu'à iStrat, un cabinet d'intelligence économique. A sa tête, Arnaud Dassier, qui fut le responsable Web de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007. L'intéressé dément être à l'origine de la manipulation. Contacté par Télérama, il ne souhaite plus s'exprimer sur cette affaire. L'Autorité des marchés financiers (AMF) a ouvert une enquête.
Figurer en première page de Google, c'est le graal pour beaucoup d'entreprises, de médias, de personnalités. Pas étonnant quand on sait que 75 % des internautes ne vont pas au-delà après avoir tapé une requête sur le célèbre moteur de recherche. La bataille pour être bien référencé fait rage. Et avec elle son lot de triches pour tromper l'algorithme de Google et remonter dans la page – les pros appellent ça les « chapeaux noirs » (black hat, en anglais). Exemples : créer des faux blogs pour générer artificiellement du clic, empiler les mots clés pour faire ressortir son site – type sejour-pas-cher-rome, si vous vendez du voyage –, mettre en place des systèmes de liens automatisés, acheter des liens pointant vers sa propre page… Autant de « recettes » prohibées par Google.
Ceux qui se font prendre sont relégués au tréfonds du classement pour quelques jours ou plusieurs mois – c'est arrivé à BMW ou à Interflora. Mais les règles de ce jeu ne sont pas les mêmes pour tout le monde. « Le business du référencement est en conflit d'intérêt patent avec AdWords, ce service de Google qui vend très cher des mots-clés pour faire remonter le client en haut des requêtes, sur une recherche donnée », déplore Bertrand Girin, patron de ReputationVIP, société spécialisée dans l'e-réputation. Moralité : faites commerce avec Google, vous serez plus égaux que les autres.
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