Skrik, 1910 Le Cri Munch

Le Cri, du Norvégien Edvard Munch, a provoqué le scandale à l'époque avant d'être reconnu.

Munch Museum

Vous les avez forcément déjà vus. La Joconde, de Vinci, les Nymphéas, de Monet, les Tournesols, de Van Gogh. Et tant d'autres dont on ne connaît même pas le nom. Ce sont les icônes de l'art. Vedettes des grandes manifestations, elles attirent des hordes de visiteurs. Et leur image, tant de fois dupliquée sur des calendriers ou des boîtes de chocolats, est devenue si familière qu'elle reste ancrée au plus profond des mémoires. Deux expositions parisiennes offrent au regard quelques-unes de ces oeuvres: signées Munch, Giacometti, Matisse ou Bacon à la Fondation Louis Vuitton; Warhol, Lichtenstein ou Calder, au Grand Palais. Mais leur aura n'en demeure pas moins entourée de mystère. Et pose la question: comment parviennent-elles à accéder à ce statut d'icône?

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Sans aucun doute, l'époque moderne favorise leur émergence. "Le terme d'icône, dans son acception que l'univers de la musique a retenue, n'est appliqué aux oeuvres d'art que depuis une trentaine d'années", observe Fabrice Bousteau, rédacteur en chef de Beaux-Arts Magazine. Preuve que le monde de l'art a besoin de têtes d'affiche au même titre que le showbiz. La vogue croissante des musées a aussi facilité leur starisation, tout comme l'accélération de la circulation et de la diffusion des images. Mais cela n'explique pas tout. Même estampillées "chefs-d'oeuvre", elles ne sont pas assurées d'intégrer ce panthéon si convoité. Si La Joconde en fait partie, La Vierge au rocher, du même Vinci, pourtant miracle de virtuosité, en est exclu. Phénomène identique pour Warhol. Si ses portraits de célébrités, Marilyn, Liz Taylor ou Jackie Kennedy, sont identifiés comme tels, ses séries de crânes ou de chaises électriques, pourtant marquantes, ne le sont pas. "La notion de chef-d'oeuvre sous- entend savoir-faire et maîtrise technique", explique le critique et historien d'art Philippe Piguet. Le secret des icônes ne tient pas à leurs seules qualités plastiques. Il réside ailleurs.

"Ces oeuvres prennent le relais des images sacrées"

"Ce sont des oeuvres qui s'imposent à chacun, professionnel ou pas", souligne Suzanne Pagé, directrice artistique de la Fondation Louis Vuitton. "Elles prennent le relais des images sacrées et déclenchent la ferveur", analyse Laurent Salomé, commissaire de l'exposition du Grand Palais. Sauf que cette ferveur-là n'a plus rien de religieux. "Elle est de l'ordre du culte laïque", estime Philippe Piguet. D'où les foules qu'elles drainent dans leur sillage. Leur contemplation déclenche une sorte de communion, qualifiée par Suzanne Pagé de "dialogue empathique". Car elles conservent, au-delà du temps, un "pouvoir d'ébranlement", par l'universalité des sensations qu'elles engendrent.

Ce que l'on constate à la Fondation Louis Vuitton, face au Cri du Norvégien Munch, l'une des toiles les plus célèbres au monde. Nul besoin de connaître le contexte de sa création pour percevoir le désespoir qui la hante. Evoquant l'angoisse existentielle, L'Homme qui marche, de Giacometti, provoque une réaction similaire. Ce pouvoir d'ébranlement s'applique également aux "machines à controverses". "L'Origine du monde, de Courbet, ou l'urinoir, de Duchamp, resteront encore longtemps sources de discussions", prédit Fabrice Bousteau. Le merchandising, développé par les musées, fait le reste. Les images imprimées sur cartes postales, foulards ou mugs entretiennent la fascination, jusqu'à faire naître une forme de fétichisation, pour les oeuvres les plus populaires.

De nouvelles icônes peuvent surgir

Une chose est sûre : l'accès au statut iconique n'est pas immédiat. "Souvent, ce sont des circonstances extérieures qui ont donné un sérieux coup de pouce au destin des oeuvres", remarque Philippe Piguet. La Joconde n'a ainsi commencé à être reconnue que quatre siècles après sa réalisation, à la faveur d'un vol dont la toile a été victime en 1911, en plein coeur du musée du Louvre. La Liberté guidant le peuple, peinte par Delacroix en 1830 durant la révolution des Trois Glorieuses, n'a gagné les faveurs du public qu'à la fin des années 1970, lorsque son effigie a orné le billet de 100 francs. Et les tragédies qui ont marqué la vie des modèles de Warhol - suicide de Marilyn, assassinat de John Fitzgerald Kennedy - ont sans aucun doute boosté la carrière de leurs portraits sérigraphiés. De la même façon, au moment de leurs premières présentations publiques, ces oeuvres ont généralement soulevé une polémique. Le Cri, de Munch, en totale rupture avec l'esthétique naturaliste de son époque, a provoqué le scandale. Et la Danse, de Matisse, a suscité une telle avalanche d'insultes que son commanditaire, le riche industriel russe Sergueï Chtchoukine, effrayé, a envisagé de se récuser. "C'est justement cette innovation formelle, ce langage original qui leur permet de transcender le temps, garantit la charge émotionnelle et force toujours aujourd'hui la sidération", estime Suzanne Pagé.

De nouvelles icônes peuvent surgir. Comme l'illustre l'exceptionnelle ascension du Lac Keitele, toile signée du Finlandais Akseli Gallen-Kallela. Contemporain de Munch, l'artiste, héraut du modernisme finnois, est resté quasi inconnu hors de son pays jusqu'à ce que ce tableau soit acquis en 1999 par la National Gallery de Londres. En une décennie, le paysage cristallin à la beauté magnétique s'est forgé une stature au sein d'une collection pourtant composée de pièces exceptionnelles. Les visiteurs se pressent désormais pour le contempler, comme hypnotisés. Sa reproduction caracole d'ailleurs dans le peloton de tête des cartes postales et affiches les plus vendues du musée, non loin derrière Van Gogh, Renoir et Turner. Et sa réputation ne cesse de s'accroître. Lors d'une exposition à Edimbourg en 2012, un critique l'a décrété digne de siéger "dans la même ligne que Van Gogh, Gauguin et Kandinsky". Essai réussi à la Fondation Louis Vuitton, qui le présente maintenant. Le Lac Keitele est bien de la trempe des icônes.

Le même phénomène se produirat- il avec les stars du moment? Le Balloon Dog, de Jeff Koons, ou les animaux plongés dans des aquariums de formol, de Damien Hirst, inscriront-ils à leur tour leur nom dans ce firmament? Il est trop tôt pour l'affirmer. "Ces oeuvres n'ont pas encore gagné l'Histoire, seulement l'actualité", juge Philippe Piguet. Notre époque a beau s'enivrer de vitesse, les véritables icônes, elles, ont besoin de s'inscrire dans la durée pour exister.

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