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Billet de blog 18 mai 2015

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Nager nue sous les étoiles

Sur mon balcon, je fume en regardant la ville. Légèrement plus loin, mon alliée de toujours. Irréductible, comme je rêve de l'être. Avec elle, je sais que je suis incapable de perdre. Mourir est possible, pas être vaincue. Chaque mot écrit ou affirmé est déjà une victoire. Comme les cheveux sur mes épaules autorisant la caresse du vent. Je serai à jamais une femme invincible. Et fidèle à ma mer.

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Illustration 1
© Marianne A

 « Le désir est ma voie et la tempête ma boussole
En amour je ne jette l’ancre dans aucun port.
Mon corps est le voyage et je m’éteins si je demeure.
La nuit j’abandonne la plupart de moi-même
Puis je me retrouve et m’étreins passionnément au retour.
Je suis la jumelle du flux et du reflux...»


Joumana Haddad (extrait du poème « Le désir est ma voie »)

            Sur mon balcon, je fume en regardant la ville, à mes pieds. Légèrement plus loin, mon alliée de toujours. Irréductible, comme je rêve de l'être. Avec elle, je sais que je suis incapable de perdre. Mourir est possible, pas être vaincue. Chaque mot écrit ou affirmé est déjà une victoire. Comme les cheveux sur mes épaules autorisant la caresse du vent. Dieu a perdu contre moi. La folie des hommes aussi. Je serai à jamais une femme invincible. 
     Et fidèle à ma mer.
      Parfois, les hommes voulant réduire les femmes au silence réussissent à me soumettre. Quand ils sont en groupe dans la rue. Une haie de regards charmés par les lignes d'un corps féminin ? Sensibles à l'électricité sensuelle d'une passante ? Pas du tout. Juste des yeux d'esclavagistes ? En passant devant eux, il m'arrive de fixer le trottoir. Femme soumise. La tête baissée uniquement pour ne pas perdre la vie. Jouer le jeu, leur laisser croire qu’ils avaient gagné. Pas besoin de leur jeter ne serait-ce que mon mépris à la face ; leur visage est celui des perdants. Le monde ne peut loger dans un regard aussi étriqué. Des yeux d'hommes sans horizon.
     L’éducation et la culture n’arrêtent pas les balles des barbares. Mais elles sont des armes de construction massives de soi. Encore des formules grandiloquentes qui agacent ou génèrent un petit sourire en coin. Les prononcer vous met d'emblée dans le camp des naïfs. Une artiste déconnectée de la réalité. Peut-être, mais sans elles, je me serai éteinte à petit feu. Jusqu'à devenir une femme ombre. Elles m'ont construite et me font tenir debout au quotidien. En plus, ces armes m'ont transmis aussi le goût du doute. Pas un jour sans une nouvelle interrogation. Grâce à lui -à cause pour mes parents qui ont peur pour ma vie-, que je continue d'être une artiste ? Je n'en sais rien. La plus mal placée pour en parler. En tout cas : la poétesse la plus connue du pays.
    Et la plus haïe.
     Encore plus détestée que les poètes de sexe masculin. Même ceux qui partagent les mêmes combats que moi sont moins honnies que moi. Femme poète, double peine. La douleur comme compagne. Mais aussi toutes les joies multiples égayant mes journées et mes nuits. Sans oublier le plaisir des sens. La musique de mon corps. Un corps enfer et paradis. Ma seule vraie patrie.
    Bien sûr, je sais que des regards sont braqués sur moi en permanence dans la ville. Du pire au meilleur. Je ne cache rien. Ni mes cheveux, ni mes idées. Tout le monde sait où je vais me rendre dans deux jours. Ouvrir la conférence méditerranéenne des droits de la femme par une lecture de mes poèmes. Avec d’autres hommes et femmes, sans doute aussi inconscients que moi, nous avons organisé cette rencontre chez nous. Dans notre ville. Un pied de nez aux tueurs d'étoiles.
     Certes pas grand chose face au rouleau compresseur de la bêtise qui parcourt notre pays. Geste pathétique contre cette colonisation de la lumière. Nos lumières. Une colonisation plus difficile à combattre car elle est venue de l’intérieur. Une obscurité qui ne sert d’ailleurs pas que les intérêts des « fous de Dieu » dévastant des patries entières. D'autres individus ou groupes, ici ou ailleurs, se nourrissent sur le dos de la bête sanguinaire. Certains l’alimentent même pour pouvoir prospérer. Engranger les bénéfices géopolitiques, financiers, loin de la barbarie. Loin de mon quartier de bord de mer.
     Mon nom figure en bonne place sur leur liste. Pas celle des ventes de livres comme font croire certains de mes détracteurs me désignant comme une nantie avec des comptes en Suisse. Je suis très fière de figurer sur la liste des hommes et femmes refusant de se plier. Un des amis de mon père, très pieux, a entendu un prêche poussant à assassiner « La poète du diable». Le surnom dont m’ont affublé les intégristes. Il m’a aussitôt prévenue de me méfier. Si tous les musulmans étaient comme cet homme, mes poèmes, mon corps, ne seraient pas devenus des objets à abattre. Avant ce prêche exhortant à me tuer, je savais le danger présent, partout autour de moi. Désormais, ma mise  à mort est officialisée. Combien valent la tête et le cul d'une poétesse ?
    Au début, j’avais refusé la protection de la police. Hors de question de circuler accompagné. Même une protection bienveillante. L’assujettissement commence par ce genre de protection. J'ai très vite changé d'avis : le jour où ma voiture fut  brûlée et ma boîte aux lettres remplie de tracts haineux. Impossible de faire autrement, à moins d'offrir ma vie, sur un plateau, à ces assassins sanguinaires. La police plaça deux hommes en permanence à l’entrée de mon immeuble. Depuis, je ne quitte pas mon appartement sans protection. Moi qui aimais tant me promener seule, écrire et lire au bord de la mer. Je ne sors plus qu'en laisse.
   Libre que sous mon toit. Pour écrire et y rencontrer qui je le décide. La plupart de mes visiteurs sont mes éditeurs, mon assistant à la radio où je lis des poèmes deux fois par semaine, et les membres de mon association « Femmes horizon ». La famille et les vieux amis revus uniquement au gré de Skype. Assignée à résidence. Un bel appartement avec vue sur la mer. 
    Une prison de luxe.
 
     Ce matin, il fait très beau. Une belle journée pour me baigner. Pas pour moi coincé depuis une semaine dans cet appartement. Interdiction de bouger. Faut que je sois présente nuit et jour. Quelqu’un m’apporte mes repas. Chef (pour pas être reconnu, ilveut pas qu'on l'appelle autrement)m’a installé ici, car je suis le meilleur tireur du groupe. Un honneur pour moi de tuer « La poète du diable ». Les autres sont jaloux. Ils disent que je suis trop jeune pour faire ce travail. Je sais bien que tous me prennent pour un idiot. Ils se moquent de moi et m'appellent le gosse. Certains disent même que je suis un âne, absent le jour ou Dieu a distribué les cerveaux. Ils vont voir. Je vais leur prouver ce que je vaux. Et faire honneur à Chef. D’autres groupes concurrents veulent aussi la mort de cette femme.
   L’empêcher d’assister à sa conférence.
   Avec la lunette de mon fusil et les jumelles, je peux la surveiller, même la nuit. Presque comme si j'étais dans son appartement. Depuis que je suis là, j’aurais pu la tuer plein de fois. Elle se trouve souvent au milieu de la cible. Mais Chef a décidé de la tuer que demain matin, juste avant qu’elle parte à la conférence. Car les télés du monde entier seront dans la ville. Toute la planète en parlera. Grâce à sa mort, ce jour là, notre groupe va devenir le plus important du pays. Et je sais que moi, je vais prendre du grade. Chef m'a promis. Il tient toujours ses promesses.
   En ce moment, elle déjeune dans sa cuisine. La balle prête à entrer dans son cou. Quelle honte ! Elle vient de prendre sa tasse de café et s’installer sur son balcon. Indigne d’une femme. Elle est habillée d’une robe très courte. On voit tous ses cheveux et ses jambes. Même tout le reste quand elle bouge. Assise sur un fauteuil, elle se vernit les ongles. Dire que je peux lui exploser sa tête comme une pastèque. Lui faire payer son affront. Dommage que je peux pas tirer maintenant. La tuer au moment où elle se fait belle. Le sang mélangé à son rouge à ongles. Je vais tirer sur quelle partie de son corps ? Ici ? Non. Là ?
   C’est vrai qu’elle est très… Ouais, c'est vrai. Jamais vu une femme aussi belle. Elle me.... Je sais très bien que je dois pas penser à ça. Qu'une putain qui veut dévergonder les jeunes. Des jeunes comme moi. Moi, j'ai… jamais touché une femme. Chef m'a promis qu'il m'en trouverait une bien pour que je me marie. Avec lui, je sais qu'elle sera vierge. Que pour moi, pour personne d'autre. Comme elle en ce moment. J'ai l'impression qu'elle est qu'à moi. J'ai le droit de vie et de mort sur cette femme. Elle a moi tout seul. Son corps est à moi du matin à la nuit. Que moi qui la voit. Son dernier souffle est pour moi. Ma première femme.
   Arrête de penser à ces saletés ! T'es pas là pour ça. Sans doute Satan qui essaye de me sortir du droit chemin. Il veut me faire oublier pour quoi je suis là. Nettoyer par le sang toute la honte que cette femme jette sur nous tous. Pire que du blasphème. Au nom de Dieu, je dois la tuer. Faut pas penser à autre chose ? Je suis pressé d’être à demain. Terminer mon travail. Chef sera fier de moi.
   Elle va périr.
 
      J'ouvre la bouche et mordille ses épaules. Le rideau de la fenêtre ouverte ondule au rythme du vent. Nos souffles mêlés aux bruits de la ville, le ressac de la mer perceptible par moments. Mes doigts agrippent à ses fesses pour l'exhorter à aller plus vite. Plus fort. Plus loin. Sa queue gonflée palpite comme un cœur entre mes cuisses. Je l'aspire avec des mouvements de bassin. Continue, continue. Plus envie que ça s'arrête. Rester ce mouvement. Des orgasmes comme des ricochets sans fin. Jouir toujours plus. Sa queue implose trop tôt. Il pousse un soupir et roule sur le côté.
   C’est un homme rencontré à une soirée de poésie. Mon dernier amant du moment. Combien d’hommes dans mon lit ? Je ne sais plus. À mon premier mariage, j’ai su tout de suite que je n'étais pas la femme d’un seul homme. Très vite, je suis allée voir ailleurs. Mon mari, mes parents, le reste de la famille, mes copines, me déconseillèrent de divorcer. Une femme divorcée était mal vue. Mon mari, prêt même à fermes les yeux sur mes aventures, si je gardais son nom. Je n’avais pas lâché l’affaire. Contre vents et marées, je réussis à divorcer. Pour ne plus me marier. Ni cohabiter avec un homme , plus d'un ou deux jours. Chacun chez soi. Ne se voir que pour le plaisir. Rien de tel pour deux êtres. 
    De tous les livres saints, mon préféré est le Kamasutra. Pas de fatwa ou guerre de religions dans ces lignes. J'ai prévu un poème à dire sur ce sujet lors de l'ouverture des rencontres. Provocation inutile et dangereuse ? Délire de poétesse ? Mon éditeur va encore s'arracher ses rares cheveux. Non : faire l’amour est pour moi aussi indispensable qu’écrire. Vital. Besoin de jouir entre les bras d’un homme, ou seule. Dès mon premier orgasme, j’ai su que la jouissance physique était d’une grande importance. En tout cas, pour moi. Aussi importante que celle de la création artistique.
    Où nager.
    Même dans un pays sous domination religieuse, je ne veux pas abandonner le sexe. Pas leur concéder ça en plus. Je suis seule à décider de qui pénètre ma patrie, entre mes cuisses. Et si quelqu'un en sortira.
    Une détonation claque dans la nuit.
 
       J’ai peur. Honte de ce j’ai fait. Comment me regarder dans un miroir après ce que je viens de faire ? Pourtant je sais bien que ça se fait pas. Comment je vais regarder Chef ? Sûr qu’il va le voir dans mes yeux que j’ai fauté. On dirait qu'il a un sixième sens. Il voit les choses que les autres voient pas. C’est foutu. Il va me découvrir. Qu’est-ce qui va se passer après ?
    Je regrette.
    Pourquoi j’ai regardé ? C’était plus fort que moi. Ils étaient tous les deux dans la chambre. Y avait une  petite lumière sur la table de nuit. J’ai tout vu. Plusieurs fois, j’ai fermé les yeux et posé les jumelles. Penser à autre chose. Ne pas les regarder se... Mais je reprenais les jumelles. Je savais bien que c’était mal. Très mal. J’avais envie de les voir. Plus fort que moi. Première fois que je voyais une femme entièrement nue. Sa peau doit être douce. Très douce. Et j'ai… Je me suis...
   Quelle honte pour moi, s’il l’apprend. Faut pas que je lui dise. Il peut se mettre très en colère. S’il le sait, je sais pas comment il va réagir. Me renier ? Me pardonner ? Je ferai tout pour qu'il me pardonne. Sans Chef, je suis rien. Une larve.
      Je lui ai jamais menti.
 
       Depuis qu'il est sorti de l’appartement, je n’arrive pas à trouver le sommeil. Pourtant, il faudrait que je dorme un minimum pour attaquer le marathon qui débute à partir d'aujourd'hui. Trois jours de rencontres de femmes méditerranéennes et d’ailleurs. Politiques, cinéastes, écrivains, artistes de toutes disciplines, sociologues… Des femmes venues de partout pour échanger sur leurs luttes et conditions de vie, survie pour certaines. Chaque fois que je ferme mes paupières, la machine à questions se met en branle.
    Je me lève et enfile mon peignoir. Encore une détonation. Pas une nuit sans des tirs. Mon chat est étalé sur le bar de la cuisine. Je lui caresse la tête. Il ronronne. Une boisson fraîche ou me faire un café ? Ma cannette à la main, je m'installe à mon bureau.
    Un poème au bout des doigts.
    Les mots viennent vite, très vite. J’ai l’impression qu’ils sortent directement de mon corps pour se mettre à courir sur l’écran. Un jet inépuisable. Mais très sombre. Comme d'habitude. Parfois, j’aimerais parler d’autre chose. Ne pas remuer cette boue et ce sang qui irriguent notre présent. Pouvoir raconter de belles histoires. Des poèmes d’amour. Le bonheur au coin de chaque phrase. Je sais que ces jolies histoires sont encore en moi. À l'abri. Juste assoupies en attendant le retour des beaux jours.
    Difficile d'être joyeuse quand on écrit contre. Des textes contre leur volonté d’assujettir la beauté ; celle des corps, des âmes et des œuvres d’art. La beauté, plus proche de leur Dieu, qu’eux ne le seront jamais. Ils veulent aussi tuer le rire. Comme d’autres femmes et hommes, je suis chargée jusqu’à la gueule de rires. Des rires de l’enfance à ceux d’aujourd’hui. Sans oublier l’humour, la sortie de secours de toutes les douleurs. Une porte invisible qu’ils ne pourront pas verrouiller. Comme ils ne peuvent atteindre tous les bonheurs enfouis au fond de moi. Ses soleils sous ma peau. Ils réchauffent
 l’intérieur de mon être, repoussant le froid de la bêtise et la haine. Un jour, ils vont éclore à travers mes pores. Venir effacer la nuit de mon regard. Et celle de toutes les femmes. Pouvoir à nouveau être des femmes libres. Joyeuses.
    Écrire pour.
      M’exiler loin de cette folie ? J’aurais pu quitter le pays. Comme mes parents, mon ex-mari, nos enfants, et nombre de mes amis. Vivre et écrire ailleurs. Sous des cieux plus cléments. Je n’ arrive pas à me résigner à partir. Pourquoi me mettre ainsi en danger ? Je n’ai pas de réponse rationnelle. C’est plus fort que moi. S’exposer à la mort pour une telle futilité agace mon père. La vie ce n’est pas de la poésie. Arrêter de jouer à la petite fille têtue. Il avait raison sur mon entêtement. Quand j’ai une idée, je n’en démords pas. Trop orgueilleuse pour reculer.
    Tout ça pour ne pas la laisser seule. Elle m’a toujours nourrie, jamais absente quand j’avais besoin d’elle. Impensable de l’abandonner. Elle rafraîchit mon regard. Et parfois plus, chez des amis dont la villa donne sur une crique privée. Se déshabiller furtivement dans la nuit, sentir mon corps s'enfoncer dans l’eau. L'odeur de l’eau salée sur ma peau.
      Nager nue sous les étoiles.
 
      Dans moins d’une heure, tout ça sera fini. Ma mission sera accomplie. Elle sera morte dans sa chambre ou son salon. Jamais elle grimpera dans la voiture qui l’attend en bas de son immeuble. La police a pensé a sécuriser tout le trajet. Des militaires sont postés à tous les carrefours. Jamais ils auraient pu penser qu'on louerait un appartement dans ce quartier de mécréants. Une idée de Chef. Je hais les gens de ce quartier. Ces riches qui se foutent des pauvres comme nous. Y pensent qu’à eux. Pas comme les gens de notre groupe qui aident toujours ceux qui ont le moins. Tendre la main aux plus pauvres. Quand on aura gagné, nous aussi on habitera dans ces beaux appartements. Fini la pauvreté pour nous. On pourra être heureux entre nous. Tous pareils et égaux sous le ciel de Dieu.
    Les deux hommes du groupe qui s’occuperont de la vidéo sont arrivés avec le matériel. Les caméras et tous les autres trucs étaient planqués dans des valises. Pas des gars très bavards. Ils vont filmer en direct son exécution. Pour pas qu’un autre groupe dise que c’est lui qui a tué la « La poète du diable ». Après ça, on va être encore plus respectés. Chef tient beaucoup à la réussite de l’opération. C’est lui qui a tout organisé. Il va pouvoir être fier de moi. Je vais lui rendre tout ce qu'il m'a donné.
    Quand même, j’ai toujours trouvé bizarre ces vidéos. Normalement, la religion les interdit. En tout cas, c’est ce que m’a appris Chef. Un soir, je lui en avais parlé. On était seuls tous les deux dans la salle à manger. Il avait froncé les sourcils et gratté sa barbe comme souvent quand il réfléchit. Un homme qui a beaucoup voyagé et sait plein de choses sur le monde. Il m’a juste dit que c’était comme ça, qu’il fallait pas réfléchir. Et agir.
    Lui sait ce qui est bon ou mauvais.
    Sans cet homme, je serai rien du tout. Peut-être même mort de faim. Quand toute ma famille a été tuée par l’aviation américaine, ma maison complètement détruite, il m’a hébergé chez lui. Sans me poser de questions. J’avais 12 ans. Personne chez qui aller. Triste et enragé à vie. Il m’a élevé comme l’un de ses fils. Et tout ce que je sais aujourd’hui c’est lui qui me l’a appris. Même le maniement de ce fusil. Lui tout fait pour moi.
    Je ferai tout pour lui.
 
      Trois coups à la porte. Puis un silence et cinq autres coups. Le code pour mes visiteurs. Par précaution, je regarde toujours par l’œilleton. Un des hommes chargé d’assurer ma protection se tient devant ma porte. C'est lui qui doit me prendre en charge jusqu’à la salle de conférence.
     J’ouvre et lui demande de m’attendre dans le salon. Sans un mot, il s’assoit sur le canapé. Je retourne sur le balcon. Assise, j’aperçois la voiture qui va m’emmener. Un véhicule blindé. Plus loin, deux autres voitures de flics. Ils ont mis le paquet. Pas envie d’être ridiculisée par des terroristes devant le monde entier.
    Faut me dépêcher. Comme à chaque fois, je termine au dernier moment. Jamais simple pour moi de mettre le mot fin sur mes poèmes. Éternelle insatisfaite. Sans doute pas la seule poétesse à sentir un tel sentiment d’inachèvement. L’impression qu’un autre mot aurait été préférable. Pas le moment de penser à tout ça.
    On m’attend.
    Un craquement de parquet derrière moi. Je me retourne. Mon cerbère se dirige vers moi. Sans doute impatient que je termine. Je lui fais un geste pour lui indiquer que je suis prête et me lève. Il affiche un sourire satisfait. Je revérifierai mes écrits sur la route. Ultime correction. Où ai-je mis mon manteau ?
    Soudain, mon protecteur brandit une hache. Une grimace tord ses lèvres. Je me recule et hurle. Il se jette sur moi. Je trébuche. Il me plaque sur le sol du salon.
    Sa main verrouille ma bouche.
  _ Tu vas périr !
 
       L’avion amorce sa descente sur l’aéroport de Rome. Quel était le tireur qui m’avait sauvé la vie ? Croyante, j’aurais pu y voir la main de Dieu. Aurais-je le fin mot de cette histoire ? Connaître le nom de mon sauveur ? En attendant, je lui ai dédié l'un de mes poèmes. Celui de mon départ.
    Dernier poème dans ma ville natale.
    Comme tous les autres, j’ai fini par fuir. M'éloigner d’elle. Abandonner ma mer. Celle de mon enfance. Je reviendrai. Elle et moi avons besoin l’une de l’autre. Ma sœur d’eau salée. Et je pense à toutes les autres sœurs de chair et d’os abandonnées à leur sort. Contrairement à moi poétesse et à d'autres personnalités publiques, elles ne bénéficient d'aucune protection, ni quelconque reconnaissance. Pourtant, nombre d'entre elles œuvrent au quotidien contre l'obscurité. Un combat de l'intérieur. Femmes invisibles qui nous donneront la victoire. Insoumises comme notre mer. 
    La haine et la bêtise des hommes ne gagneront pas toujours. Comme d’autres, je continue avec mes seules armes. Dérisoires mots d’une poétesse blessée, jamais éteinte. Libre des pieds à la tête. Plongée dans le flux et le reflux.
     Une femme incapable de perdre.

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