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portrait

Anise Postel-Vinay. Amie, entends-tu

Emprisonnée à Ravensbrück avec Germaine Tillion et Geneviève de Gaulle, la résistante publie ses mémoires de camps.
par Quentin Girard
publié le 24 mai 2015 à 19h26

A Ravensbrück, la nuit, les bébés pleuraient. Ils étaient enfermés dans une pièce, avec interdiction pour les mères d'aller les voir. Ils mouraient vite, au bout de deux ou trois semaines, emportés par les maladies et la malnutrition. L'horreur ordinaire. Dans les forêts du Brandebourg, au nord de Berlin, plus de 130 000 femmes, et parfois leurs enfants, ont été déportées pendant la Deuxième Guerre mondiale. Anise-Postel Vinay, l'une d'elle, y a survécu. Elle a partagé le châlit, les planches de bois de son lit, avec Germaine Tillion dans ce camp de concentration. Elle s'est liée, aussi, avec Geneviève de Gaulle, la nièce du général. Ces deux résistantes entrent au Panthéon mercredi 27 mai. «Cela ne me paraissait pas très important au départ, raconte Anise Postel-Vinay, Germaine était si bien dans son petit cimetière.» Puis elle a compris l'importance de la mémoire face à «l'oubli innocent de beaucoup de Français», mais aussi face aux négationnistes. L'importance, également, de mettre en avant les actes de bravoure des résistantes, parfois oubliés. A 92 ans, elle ne sort plus beaucoup de chez elle, une grande tour dans le XIIIe arrondissement où elle habite depuis plus de quarante-cinq ans. Diminuée physiquement, elle reste très vive d'esprit. Dans un témoignage écrit avec la journaliste Laure Adler, elle raconte la résistance, la prison et les camps. Accessible, fort et émouvant, le récit donne une multitude de détails sur les pérégrinations d'une jeune fille dont la vie bascule en juin 1940. Dans son fauteuil confortable, élégamment vêtue, elle n'a de cesse de minimiser son action : «Une histoire anonyme parmi des millions d'autres.» « Anise Postel-Vinay a mis des mois avant d'accepter de venir parler dans mon émission puis de témoigner plus longuement, raconte Laure Adler. J'ai été très impressionnée par son immense modestie.» Et pourtant ! Son engagement ne fut, malheureusement, pas si courant. En juin 1940, la jeune femme a 18 ans. Née Girard [aucun lien de parenté avec l'auteur de l'article, ndlr], elle est originaire d'une famille du Jura. Son père s'installe à Paris dans les années 1920 comme oto-rhino. Quatre frères et sœurs, une éducation «catholique», «républicaine», un peu «puritaine» mais aussi ouverte sur le monde avec la fréquentation d'une école Montessori. «La liberté, c'était un des grands principes de ma mère», écrit-elle.

A Ravensbrück, il fallait arracher chaque instant de petite liberté, survivre au manque de sommeil, de nourriture, de vêtements, de soins, ces privations perpétuelles faites pour que les détenues «finissent par disparaître par elles-mêmes». Chaque matin, on comptait les morts de la nuit, parfois sa propre camarade de lit. Lorsque Anise Postel-Vinay parle du camp de concentration, sa voix, d'ordinaire assurée, devient plus trouble. Elle lève la tête, regarde les oiseaux voler au-dessus de Paris, ses yeux d'un vert bleu rieur se voilent d'un gris laiteux. Elle se souvient de tout, on ne peut pas oublier.

Au lycée, elle entre chez les Eclaireuses de France, un mouvement de scoutisme laïque, puis elle décide de commencer à étudier l'allemand à l'université. Elle aime la poésie et musique d'Outre-Rhin. Elle sourit: «Je ne me doutais pas que cela serait si utile à Ravensbrück.» Très tôt, sa famille humaniste est anti-Pétain. Elle ne comprend pas la soumission de celui-ci à Hitler. Anise Postel-Vinay souhaite rejoindre l'Angleterre. C'est l'une de ses premières grandes déceptions : aucune de ses amies, même chez les scouts, n'accepte de partir avec elle. Soixante-quinze ans après, elle en est encore attristée. «Dans tous les aspects de la vie, la lâcheté est ce qu'il y a de plus courant», regrette-t-elle. Libérée, à la fin de la guerre, elle n'a jamais pu renouer contact avec ses anciennes copines, «on ne parlait plus la même langue».

Grâce à sa mère, elle finit par entrer dans un réseau de l’Intelligence Service. Les Anglais lui demandent des renseignements militaires. Elle a 19 ans, elle n’y connaît rien, mais elle prend son courage à deux mains et sa bicyclette et va à Vincennes compter les chars. Ou elle relève les positions des bunkers de défense antiaérienne de la Wehrmacht dans la petite couronne parisienne. Malheureusement, elle finit par être arrêtée par la Gestapo, le 15 août 1942. Son frère et son père le seront aussi, à d’autres moments. Ils survivront. Pas sa sœur : à la libération de Paris, elle est abattue par des soldats nazis en fuite.

Anise Postel-Vinay est enfermée à Fresnes et à la Santé. Ils ne se connaissent pas encore, mais son futur mari, André, est embastillé aux mêmes endroits. Leurs familles se rencontrent et sympathisent dans la queue des colis. «Ils reviendront et nous les marierons», plaisante sa future belle-sœur. «Bien sûr nous avons eu tout de même le choix», sourit la résistante. D'une dizaine d'années plus âgé, il est nommé directeur général de la Caisse centrale de coopération économique après la guerre. Il est brièvement, trois mois, secrétaire d'Etat chargé des Travailleurs immigrés en 1974, sous Giscard, avant de démissionner devant la faiblesse des moyens alloués aux logements sociaux. Si la politique les tentait, André et elle, gaullistes de toujours, n'ont jamais été membres d'un parti.

A Ravensbrück, la solidarité est totale. Il y a quelques moments d'espoir extraordinaires. Comme ces dizaines de Polonaises qui devaient être exécutées et qui seront cachées pendant des mois par leurs codétenues. Germaine Tillion est une «femme merveilleuse de bonté, de simplicité, de drôlerie. Un courage total». Plus âgée, Kouri, de son surnom, lui remonte en permanence le moral. Elles resteront intimement liées pour le restant de leur vie. Une impression étrange surgit lorsqu'on lit son récit. On sait, ce n'est pas une surprise et pourtant, c'est comme si on redécouvrait la nature du mal. Dans la discussion, Anise Postel-Vinay alterne les moments de pessimisme et d'optimisme. Elle trouve qu'en ce moment, «cela va mal», mais espère que ce n'est qu'un passage, croit en des cycles immuables de vaches maigres et grasses. Puis, elle s'attriste des migrants qui tapissent le fond de la Méditerranée. Lève les yeux, regarde le ciel bleu : «A Ravensbrück, si on avait su à quel point la cruauté et les guerres se multiplieraient après notre retour, je ne sais pas si on aurait tenu.» Femme au foyer après la guerre, elle a eu quatre enfants, a désormais onze arrière-petits-enfants, et a consacré une bonne partie de son temps à des associations d'anciens déportés.

En 1945, leurs récits n'intéressent personne. Seuls quelques journalistes sont présents aux procès des bourreaux de Ravensbrück. Devant une horreur trop grande, le déni est toujours très fort. Le lendemain de notre rencontre, on l'accompagne à une conférence à la mairie du Ve arrondissement sur Pierre Brossolette, qui entre lui aussi au Panthéon le 27. A la sortie, elle lit tout haut les mots gravés au frontispice du temple républicain : «Aux grands hommes, la patrie reconnaissante.» Elle s'arrête un instant, puis ajoute : «Il faut ajouter "aux grandes femmes" maintenant.»

Anise Poste-Vinay en 5 dates

12 juin 1922 Naissance à Paris. 15 août 1942 Arrêtée par la Gestapo. Avril 1945 Libérée de Ravensbrück. Juin 1946 Épouse André Postel-Vinay. Mai 2015 Publie Vivre, Grasset.

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