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Enquête

Elysée, Matignon : le vrai pouvoir des conseillers

Par Elsa Freyssenet, Valérie de Senneville

Publié le 29 juin 2015 à 01:01Mis à jour le 6 août 2019 à 00:00

Alors que le procès Pérol se termine, enquête sur la réalité du travail et de l'influence de ces hommes et femmes de l'ombre.

Le président du tribunal a appelé cela un « système poreux »... Cette valse des hommes de l'ombre, allant du secteur public à la sphère privée, ne tourne pas toujours rond. Depuis lundi dernier, François Pérol en fait l'amère expérience. Celui qui « jour et nuit », pendant la crise financière de 2008-2009, a travaillé aux côtés de Nicolas Sarkozy pour sauver l'économie et les banques françaises est poursuivi pour « prise illégale d'intérêt ». C'est la première fois qu'un conseiller aussi haut placé se retrouve devant le juge pénal pour ce délit.

Que reproche-t-on à l'ancien secrétaire général adjoint de l'Elysée ? D'avoir accepté en février 2009 de prendre la tête du groupe issu du mariage entre la Banque Populaire et la Caisse d'Epargne (BPCE), alors qu'il en avait supervisé le mariage dans ses précédentes fonctions. Alors, les juges veulent « comprendre ». Ils n'arrêtent pas de le demander avec une naïveté feinte : quel est le rôle du conseiller ? « Mon rôle, c'était de conseiller, faire le sherpa et informer sur les questions économiques. Il n'y a rien de pire que les conseillers qui se prennent pour le ministre des Finances ou le président de la République », assure François Pérol. Conseiller, donc, mais avec quel degré d'influence ? « Le rôle d'un membre du secrétariat général de la présidence de la République est un rôle méconnu », a souligné Claude Guéant, l'ancien secrétaire général de l'Elysée, venu témoigner. « Un conseiller, c'est quelqu'un qui a pour rôle de mettre le président de la République dans l'état d'exercer au mieux ses fonctions. Il rassemble des éléments d'information et d'analyse et fait part aussi de son analyse », a-t-il continué mais « il n'a aucun pouvoir propre. Il n'a aucune délégation de signature, aucun texte ne définit leur rôle. » En droit, c'est exact, mais dans la pratique ? Ce sera au tribunal d'en décider.

Cette affaire porte à incandescence les failles du système de contrôle du « pantouflage » : une situation de crise, une fusion bancaire tranchée dans l'urgence au sommet de l'Etat et un conseiller haut placé dans la hiérarchie de l'Elysée qui deviendra un patron puissant sans que la commission de déontologie de la fonction publique ne puisse donner un avis préventif... Quelle que soit son issue judiciaire, cette affaire a commencé à changer des choses. La commission de déontologie peut désormais s'autosaisir et nombre de conseillers en place se sont mis à anticiper ses avis dans leur recherche d'un point de chute. C'est ainsi qu'Antoine Gosset-Grainville, ancien directeur adjoint de cabinet de François Fillon à Matignon, aura passé tout juste trois ans à la Caisse des Dépôts (un établissement public pour lequel aucune autorisation n'est requise) avant de créer le cabinet BDGS, spécialisé dans les fusions-acquisitions. Car le Code pénal est relativement strict : les membres de cabinet ont, comme les ministres et les fonctionnaires, interdiction de travailler pendant trois ans dans une entreprise sur laquelle ils auraient « assuré une surveillance ou un contrôle » ou « proposé directement à l'autorité compétente des décisions relatives à des opérations réalisées » par cette entreprise ou encore « formulé un avis sur de telles décisions ».

Réfléchir et agir vite

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Cela posé, reste donc à déterminer le rôle dudit conseiller. Ceux qui ont accepté de parler aux « Echos » ne se sont pas situés par rapport à l'affaire Pérol. Soit qu'ils le connaissent, soit qu'ils ne veulent pas interférer avec la justice. C'est leur expérience qu'ils racontent. Celle d'un monde tout sauf binaire, où les situations sont rarement noires ou blanches. Une « zone grise », selon l'expression du président de la commission de déontologie, Jacques Arrighi de Casanova (pas encore en poste au moment du cas Pérol).

En droit, seuls les politiques et l'administration sont dotés d'un pouvoir de décision. « Cela relève sans doute de la fiction juridique », reconnaît encore Jacques Arrighi de Casanova. En témoignent les « bleus de Matignon », ces relevés de décisions, souvent techniques, prises entre conseillers ou directeurs de cabinet de différents ministères. En témoignent, aussi, les décrets rédigés par ces mêmes conseillers puis placés dans les parapheurs des ministres parmi bien d'autres choses. Le premier rôle d'un membre de cabinet est d'ailleurs de comprendre ce qui relève de lui, ce qui nécessite une consigne de sa hiérarchie et ce qu'il doit de toute façon faire remonter avec plusieurs options. Et puis, au-delà même de la décision formelle, il y a bien des façons d'influer sur un arbitrage. En faisant valoir un consensus gouvernemental ou en trouvant les mots qui convaincront au sommet. Stéphane Brimont, ancien conseiller budgétaire à Matignon, l'a éprouvé en 2003 lors d'un échange avec le secrétaire général de l'Elysée de l'époque, Frédéric Salat-Baroux. « C'est violent, mais ce sera la dernière fois qu'ils nous prendront pour des Papous ! », lui assure-t-il alors pour le convaincre d'accepter une forte hausse de la fiscalité sur le tabac. « Ils », c'étaient les cigarettiers qui se livraient à une guerre des prix au moment où l'exécutif relançait un plan cancer. Et Stéphane Brimont obtint le feu vert élyséen. Même lieu - l'Elysée - mais autre temps et autre enjeu. C'était il y a un an. Après deux mois de rebondissements politiques sur la vente d'Alstom, il fallait « faire atterrir » Arnaud Montebourg. Le ministre de l'Economie voulait une alliance avec Mitsubishi et Siemens alors que l'Elysée jugeait meilleure l'offre de General Electric. Lors d'une réunion rassemblant François Hollande, Manuel Valls, Ségolène Royal et le ministre, c'est Emmanuel Macron, alors conseiller du Président, qui se chargea d'endosser le mauvais rôle : « Arnaud, on peut bloquer une offre [celle de GE, NDLR] mais on ne peut pas imposer à un "board" une offre dont il ne veut pas [celle de Mitsubishi, NDLR]. » Ruade d'Arnaud Montebourg : « C'est donc ça la macronisation de la vie politique ! » Le ministre finit par s'incliner quand François Hollande lui accorda un retour de l'Etat au capital d'Alstom. Ni Stéphane Brimont en 2003 ni Emmanuel Macron en 2014 n'ont pris la décision finale, mais les positions qu'ils ont défendues ont eu des conséquences sur les entreprises concernées. Il n'y a là rien d'étonnant : c'est même pour cela que les politiques les emploient. A fortiori en situation de crise, quand il faut réfléchir et agir vite.

« On a quand même une vraie influence sur les choses, mais il y a très peu de décisions prises individuellement », note Bertrand de Singly, ancien conseiller énergie et environnement du Premier ministre François Fillon. C'est la difficulté pour la commission de déontologie : déterminer le degré d'implication du conseiller. La tour de contrôle, celui qui doit être informé de tout, c'est le directeur de cabinet (ou le secrétaire général à l'Elysée). Mais il arrive aussi qu'un membre de l'équipe prenne plus d'importance auprès du politique que son titre dans l'organigramme : « Vous avez plus d'influence si vous savez parler à l'homme plutôt qu'à la fonction », souligne Stéphane Brimont. Les conseillers écrivent, beaucoup, tout le temps, mais la commission est dépourvue de pouvoirs d'enquête (elle les obtiendra bientôt). Dans le doute, elle réclame des déclarations sur l'honneur... Ce qui fait dire à plusieurs conseillers que « les gros cas vraiment politiques passeront toujours au-dessus des règles » alors que la commission pinaillerait sur les conseillers de base.

Vrai ou non, ceux qui arrivent du privé finissent par définir le périmètre de leur mission publique de manière à se ménager des portes de sortie. Analyste à la City avant de rejoindre l'Elysée comme sherpa pour les affaires économiques et financières, Laurence Boone a expressément demandé à ne pas suivre les banques (confiées à Jean-Jacques Barberis) afin de pouvoir retourner dans ce secteur. Pas fonctionnaire, elle espère que son rôle dans les négociations internationales traitant de réglementation financière ne sera pas un obstacle. Son collègue chargé de l'industrie, Julien Pouget, a, lui, exclu de suivre le dossier Alstom, entreprise dans laquelle il venait de passer six ans. Comme il a eu un rôle clef - par sa connaissance du nucléaire - dans la gestion récente du dossier Areva, il sait déjà qu'il n'y travaillera pas : « Il y a un certain nombre d'entreprises dans lesquelles je ne pourrai pas aller et ce sont celles qui me connaîtront le mieux. C'est une contrainte et en même temps c'est normal. » Bertrand de Singly, qui suivait donc l'énergie à Matignon jusqu'en 2012, n'a aujourd'hui qu'une hâte : retrouver du travail dans son secteur de prédilection puisque son « déport » de trois ans se termine. Croisant il y a quelque temps Loïc Rocard - chargé de l'énergie, des transports, de l'environnement et du logement pour Manuel Valls -, Bertrand de Singly lui a lancé : « Tu es fou de prendre un poste aussi large ! Derrière, tu ne pourras rien faire à part du conseil ou de la banque ! »

Tracas d'enfants gâtés de la République ? Oui, si l'on considère que nombre d'entre eux ont fait l'ENA ou Polytechnique, censées former des hauts fonctionnaires au service de l'Etat. Non, si l'on se dit qu'il est utile aux politiques d'avoir dans leurs équipes des gens qui connaissent les entreprises de l'intérieur. « Quand je suis arrivé ici, on m'a dit : "Extrais-toi des détails pour avoir une vision globale." C'est à la fois très juste et très faux car une entreprise est une somme de détails microéconomiques et d'acteurs individuels. La vision macro ne suffit pas », raconte Julien Pouget. Laurence Boone maîtrise les codes anglo-saxons, ceux des marchés financiers dont elle peut sentir avant d'autres les mouvements et ceux du milieu des économistes (qui peuplent les cabinets des gouvernements européens davantage qu'en France, où les hauts fonctionnaires dominent).

Une crise de recrutement

Nombre de conseillers sont en fait partagés : ils ont conscience que des règles éthiques sont nécessaires, voire salutaires, mais ils se sentent soupçonnés par principe. Certains estiment inadapté le contrôle actuel. Soit qu'ils le jugent « formaliste et souvent formel », soit qu'ils regrettent que les membres de la commission de déontologie n'aient « aucune idée de la façon dont on travaille », soit qu'ils trouvent « trop long » le « déport » de trois ans. Et d'évoquer une crise de recrutement dans la sphère publique. Laquelle n'est pas vraiment mesurable. Même s'il est vrai qu'il a fallu plusieurs mois pour trouver un remplaçant au patron de l'Agence des participations de l'Etat, David Azéma, en partance pour Bank of America-Merrill Lynch après avoir échoué à prendre la tête de Veolia.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, il est plus facile d'obtenir un feu vert pour se recycler dans une banque d'affaires, un cabinet d'avocats ou de lobbying que dans l'industrie. Parce que ces entreprises sont considérées comme des intermédiaires, pas des donneurs d'ordre. Une distinction assez formelle quand on sait que les banques d'affaires imaginent elles-mêmes des « deals » pour les proposer à des entreprises ou à Bercy. Et que, dans ce monde-là, l'information et un bon carnet d'adresses valent de l'or. De nombreux anciens des cabinets de Bercy tels Matthieu Pigasse (aujourd'hui chez Lazard) et Sébastien Proto (Rothschild) ont pris ce chemin. Même s'il ne faut pas seulement des relations pour réussir dans ce secteur, c'est une autre « zone grise » identifiée par Jacques Arrighi de Casanova. La commission de déontologie assortit parfois son feu vert de réserves (strictement confidentielles), mais elle n'a pas mission de vérifier ensuite leur respect. Pas sûr que cela soit possible ou même souhaitable, sauf à vouloir écouter les conversations des ex- conseillers. Il faut alors tabler sur l'éthique personnelle des intéressés.

Une série de portraits à voir aussi sur lesechos.fr

Les points à retenir

Juridiquement, les conseillers de l'Elysée et de Matignon n'ont pas de pouvoir de décision et leur rôle est mal défini.

La pratique est plus nuancée et ce débat est au centre du procès de François Pérol, poursuivi pour prise illégale d'intérêt.

Il n'est pas toujours simple de concilier les exigences éthiques et l'intérêt pour les politiques de s'entourer de personnes ayant une expérience de l'entreprise.

Elsa Freyssenet Valérie de Senneville

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