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Billet de blog 1 juillet 2015

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Les femmes libres dérangent toujours les cons

« Mon cœur est français, mais mon cul est international.» Arletty.Trahir avec son corps coûte très cher. Toutes les femmes qui ont couché avec l’ennemi le savent. J’ai payé le prix fort. Depuis, je suis la traître à perpétuité. La pute qui a couché avec un soldat de l'armée d'occupation. Ma chair est marquée au fer rouge de la traîtrise.

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Illustration 1
© Robert Capa

 « Mon cœur est français, mais mon cul est international.» Arletty.

Trahir avec son corps coûte très cher. Toutes les femmes qui ont couché avec l’ennemi le savent. J’ai payé le prix fort. Depuis, je suis la traître à perpétuité. La pute qui a couché avec un soldat de l'armée d'occupation. Ma chair est marquée au fer rouge de la traîtrise. 

Rejetée par ma famille, pointée du doigt par mes voisins. Avec le temps, les crachats se sont taris sur mon passage. Plus de rats morts dans ma boite aux lettres ou d'inscriptions sur ma porte. La haine s'est dissoute au fil des générations. Malgré la douleur, je sais que ça a été mes plus beaux moments de ma vie de femme. Ma seule histoire d’amour.

Ma petite-fille est assise à côté de moi, dans l’avion. C’est elle qui s’est occupée du voyage et de tout le reste. Sans elle, jamais je n’aurais pu le retrouver,  encore moins le revoir. Tout ça grâce à Internet. Dans quelques heures, je serai face à mon premier amant. L’ennemi avec qui j’avais souvent rendez-vous en cachette. Lui aussi se cachait de sa hiérarchie. Si son officier avait eu vent de l’histoire, il aurait été traduit devant la justice militaire. Violer une femme en tant de guerre est moins grave qu’aimer. En me violant, il aurait peut-être eu une sanction. Ou des félicitations. De tout temps, le viol est une arme de guerre. En vivant ce qu’il vivait avec moi, lui aussi trahissait en quelque sorte son pays et ses camarades. Traître à sa nation.

J’avais 18 ans, lui deux années de plus. Son unité avait investi le village pour y installer l'état-major militaire dirigeant la région. La plupart vivaient sous tentes. Seuls quelques officiers avaient droit au confort de maisons ou de lieux publics réquisitionnés. Le colonel dirigeant l’unité était un dur. Un petit sec avec des yeux bleus glacials. Il faisait régner un climat de terreur sur les habitants. Ses hommes le craignaient aussi mais, dans le même temps, le vénéraient; prêts à tout pour lui. Nous, les villageois, vivions les yeux à ras du sol. Pendant ce temps là, les résistants les harcelaient sans cesse. Pas un jour sans une attaque. La plupart d’entre nous cachions notre joie, de peur que l’ennemi s’en aperçoive ; juste des regards complices échangés furtivement, des sourires et des phrases murmurées à la hâte derrière les murs. Le danger était partout. Les pires n’étaient pas les soldats en uniforme occupant notre région et tout le pays. Les plus dangereux se trouvaient parmi nous. Ils nous ressemblaient. 

Prends l’habitude de te taire, même toute seule.  Mon père, boulanger du village, les fournissait en pain. Toujours poli avec les occupants, à la limite de l'obséquiosité. Il se pliait en quatre pour les satisfaire. Je lui en voulais de s'écraser autant devant l'occupant. A la libération du pays, j’ai appris qu’il avait pris une grande part dans la résistance. Il fournissait des informations très importantes aux résistants. Des terroristes pour le colonel qui leur faisait une chasse incessante.

Ni le colonel, ni ses hommes qui me livrèrent à la vindicte populaire. C’est ma mère qui, après m'avoir insultée, me dénonça à mes tortionnaires. Mon père, mort de honte, n'intervint pas. Tandis que les autres me tabassaient, il me regardait sans un mot. Avant de me tourner le dos et de s’éloigner dans la rue centrale. Me laissant seule avec des barbares que je connaissais depuis ma naissance. Mon père, par la suite, essaya de se faire pardonner sa lâcheté. Il est mort deux ans plus tard, sans mon pardon. Ma mère se remaria et déménagea loin du village. Plus jamais, je ne la revis. Mon sourire fleurit sur son cercueil.

Toute mon existence fut chamboulée  par la rencontre avec ce jeune homme que je retrouvais en cachette dans une grotte. La première fois que je le vis, il se trouvait sur la colline surplombant le village. Assis sur un rocher, un carnet de dessins à la main. Il sursauta et braqua son arme sur moi. Je baissais la tête. Il m’engueula et me demanda de foutre le camp. Le lendemain, nous nous recroisâmes dans le village. Un jour, ou je revenais de chez mon oncle vivant de l'autre côté de la colline,  il était assis au même endroit. J’étais persuadé qu’il était de garde, l’œil rivé sur les forêts où s’étaient établis les résistants. En fait, il venait souvent s’isoler. Un solitaire concentré sur son dessin. Ce jour là, tout bascula. Pour nous deux.

Ce jeune  homme ne correspondait pas l’image que j’avais de tous les autres. Les salauds d'occupants. Chacun d'entre nous, du plus jeune au plus âgé, rêvions  de nous venger sur eux. Leur faire subir plus que ce qu'ils nous infligeaient au quotiden. Les humilier à notre tour. Indéniable qu'ils étaient des assassins, violeurs et voleurs en uniforme. Tous pareils. Sauf lui. Je ne sais pas pourquoi mais il m'a paru d'emblée complètement différent. J’appris qu’il vivait dans une grande ville, travaillait comme ouvrier dans une usine, avait des frères et des sœurs. Toutes ces informations sans avoir échangé un mot. Le dessin avait aidé à franchir le barrage de la langue. Sa vie dans son pays tracée sur un carnet.

Que de beaux moments dans cette grotte que nous avions aménagée. Deux gosses dans une cabane. A l’abri du sang et de la haine. Le fracas des armes étouffé par nos souffles mêlés. Nos corps se frottaient fébrilement. Même si on essayiat de ne pas y penser, nous savions que le couperet de la réalité finirait par trancher dans le vif de cette histoire. Notre histoire. Des moments comme à rebrousse temps, braconnés à l'histoire; la grande dépassant nos jeunes destins. Ces instant, quelques heures cumulées sur des mois, échappait aussi au radar de nos proches. Lui dans son pays, sa  ville où, aux premières lueurs, il rejoignait à bicyclette son usine. Et moi, fille née dans ce village. Personne, ni les grands de ce monde, ni nos proches, ne pouvaient nous amputer de ces heures. Nous juger et nous condamner étaient leurs seules armes contre deux jeunes amants. 

Pas un jour sans penser à lui. 

Un après-midi, en regardant la télé avec ma petite fille, j’ai craqué. C’était un reportage sur les femmes tondues, notamment sur celle dont Robert Capa avait immortalisée la douleur. Cette femme de Chartres à laquelle je me suis immédiatement identifiée. Combien sommes-nous comme elle? Ma petite-fille me trouva bizarre et me demanda ce qui n'allait pas. J'ai essuyé mes larmes en changeant de chaîne. Pas lui pourrir sa jeunesse avec ça. Laissons les fantômes dans le couloir du passé. Elle a insisté. Et j'ai craqué.

Elle m’avait tout d’abord regardé avec l’air surpris. Puis, après un silence, elle m’avait bombardé de questions. Deux jours après, elle était revenue m’interroger, avide de détails.  Malgré la distance avec la ville universitaire où elle vivait, elle venait le plus souvent possible. Elle voulait savoir. Comprendre. Jusqu’à ce matin où elle s’installa en face de moi dans la cuisine, l’air grave. Je l’ai retrouvé. Si tu veux, tu peux aller le voir. Il t’attend. Mon premier réflexe avait été de me tourner vers la fenêtre. Poser mon regard sur la falaise. Me glisser dans notre grotte.

Impossible d’y aller toute seule. Trop loin pour une vieille femme. Elle insista. Je finis par accepter. Nous préparâmes le voyage dans le plus grand secret. J’avais pioché dans mes maigres économies. Elle l’avait appelé. Assise à côté d’elle, je tremblais comme une gosse. Elle m’avait tendu le combiné. Que lui dire ? Le temps n’avait pas détruit le barrage de la langue. A cet instant précis, je m'étais rendu compte, comme jamais auparavant, que n’avions jamais parlé ensemble. Communiqué uniquement à travers ses dessins. En fait, nous parlions énormément. Sans mot, très vite. Laisser nos corps parler tout leur soûl avant d’être interrompu par la voix de notre histoire officielle. Dialogue en accéléré de deux gosses. 

Libérés des autres.

            Le pire ennemi de l’homme est son miroir. Surtout à mon âge. La vieillesse est un pays à rides. Il avait raison ce pochetron de bar qui pleurait la perte de l'enfance, sa première patrie ; la seule qu’on ne quitte jamais. Le cordon ombilical remplacé par un élastique invisible nous ramenant toujours à nos débuts. Trêve de radotages ! Comment me présenter à elle ? Le rasoir ne rase pas les années. Même avec mon plus beau costard, je suis plus proche de la gueule d’un Boxer que d’un jeune premier. Plus le beau jeune militaire qu’elle a connu. Que va-t-elle penser de moi ?

Après le coup de fil de sa petite-fille, j'ai regardé mes dessins. Le dernier date de trois jours avant le départ de l’unité. Ordre avait été donné d’évacuer d’urgence. J’avais tenté de la croiser dans le village. En vain. Tout le monde était cloîtré. Les avions sillonnaient le ciel. Fallait vite décamper. A mon retour chez moi, j’ai repris mon boulot à l’usine, me suis marié et j’ai eu trois gosses. Les années de guerre rangées dans des cartons. Plus jamais rouvert mes carnets. 

Ces années me reviennent à la gueule.

Le meilleur de cette période, surtout avec elle. Mes virées solitaires à dessiner. Depuis tout gosse, je me baladais avec un crayon. Pour ma famille, j’étais inadapté, limite débile. J’ai beaucoup dessiné pendant notre occupation de leur pays. Ça m’aidait à évacuer toute la merde autour de moi, en moi. A mon retour dans la vie civile, j’ai arrêté de dessiner. Ma main raide, impuissante au dessus de la feuille, mon crayon tari. Définitivement. La guerre avait pillé mes rêves de gosse.

Mais, moi aussi, j’en ai commis des saloperies. Certes, aucune guerre n’est belle à voir. Le sang appelait le sang, la haine se nourrissait d’elle-même. Un engrenage qui rendait rarement plus intelligent. Comme beaucoup d'autres, j’ai commis des violences -inutiles sur le plan militaire- comme un jeu. Un gosse armé qui jouait avec des jouets vivants. Chez eux c’était devenu chez nous. Les plus forts. Nous occupions leur pays. Les hommes qui avaient l’âge de mon père pissaient de trouille devant moi. Et j’en jouissais. Pas fier de le dire mais moi aussi je suis passé sur une femme. Entre nos mains, elles devenaient des bouts de chair, cuisses ouvertes, paupières closes pour ne pas voir le tortionnaire. A un moment, elle avait ouvert les yeux. Et j’ai vu ma pourriture dans son regard. Plus jamais fait comme les copains de régiment.

Dégoûté de moi. Le dessin et mes moments de solitudes  pour me laver. Retrouver un semblant d’humanité de plus en plus bouffé par les combats. Même si mes remords ne changeront rien ; ma pourriture restera à jamais dans la chair de cette inconnue sur une table de cuisine. J'avais largué ma bombe invisible. Chaque jour, cette bombe explosera dans son ventre. Et son crâne.

Pourquoi repenser à tout ? Faut pas remuer la merde.  Je ne dois pas me rendre au rendez-vous avec elle. Une connerie nostalgique. La guerre est finie, son pays libéré. Tout ça est si loin. Consigné dans des livres d’histoire et dans les mémoires des victimes et des bourreaux- soudés à jamais. Certes, j'ai vieilli. Plus le jeune soldat obéissant sans moufter aux ordres. Même les pires. Les rides n’effacent pas le sang des autres, ni la folie meurtrière. Et les fantômes ne signent jamais la fin d’une guerre. Que des trêves à perpétuité.

La revoir ou pas ?

        Ma petite fille me prend le bras en sortant de la gare. Je la regarde et lui souris. Elle me fait un clin d’œil et lève le pouce. D'aucuns  trouvent qu’elle me ressemble. Peut-être les yeux et sa chevelure abondante sur ses épaules. Chaque fois que nous marchons ensemble dans la rue, je sens les regards des hommes sur elle. Surtout sur ses jambes et sa poitrine. Un canon comme disent les jeunes de maintenant. Parfois, j’ai envie de les engueuler  ces voyeurs. Bandes de lubriques. Après tout, pourquoi n’admireraient-ils pas ma petite-fille très belle ? Sa beauté qu’elle offre au soleil et aux regards. Elles aussi est une des merveilles du monde. Un monde qui a peur de la beauté et du bonheur. La haine est plus abordable.

Dans le taxi, j'aperçois mon visage dans le rétro. Vieille mais toujours jolie. Les paupières fatiguées, pas la lumière des yeux. Je souris. Mes dents de jeune fille ont perdu de leur éclat. Mais je n’ai pas perdu l’appétit de vivre. Même si mon existence n’a guère été appétissante. Cinq ans après la guerre, un homme, artisan-plombier, daigna s’approcher de moi. Lui aussi connaissait mon passé. Nous nous mariâmes peu après. Malgré mon ventre à jamais sec, il resta vingt années avec moi, jusqu’à la fin de ses jours. Une existence  sans grandes joies, ni douleurs importantes. Le train de train semblable à celui de nos voisins. D'une maison à l'autre, tous interchangeables. Rien à voir avec ce que j’avais vécu dans la grotte.

Mon seul vrai paradis sur terre. 

Elle me prend la main comme à une gosse. Sans doute sent-elle que j’ai un peu peur. Et elle a raison. J'ai le ventre essoré de peur. Une profonde peur d'être déçu ou de le décevoir. Chacun de nous deux est dépositaire de cette espèce d’interlude dans nos existences. Comme un arc en ciel gravé sous nos crânes. Des lampions jamais éteint par le souffle du temps. Serai-je à la hauteur ? Et lui aura-t-il toujours son regard si doux ?

Je broie sa main.

       Le taxi s'arrête devant le restaurant. Je me redresse et vérifie le col de ma veste. Sûr que mon cœur s’est détaché et rebondit comme une balle de ping-pong dans tout mon corps. J’avale cul sec mon verre d’eau pétillante. Faut que j’assure. Pas m'effondrer à un tel moment. Heureusement que l’allée pour arriver à la terrasse est très longue. J’essaye plusieurs sourires avant d’en garder un. En espérant qu’il ressemble au dernier que je lui ai offert. Un sourire sous un ciel bleu bombardiers.

Qu'est-ce qu'elles font ? Pourquoi restent-elles plantées sur le trottoir. Je leur adresse un signe. Elle se décroche de sa petite-fille et se dirige vers moi. Chacun de ses pas me ramènent vers le passé. Je me lève et me précipite à sa rencontre. Avec les jambes éphémères d'un autre.

On reste un instant face à face, sans un geste, ni un mot. Je suis très déçu. Rien dans cette vieille femme qui corresponde à la jeune fille que je croquais à quelques kms de sa maison. La magie a disparu. Elle a un air sévère, le regard comme verrouillé. Le temps a effacé ce que le crayon a conservé. Pourquoi être revenu ?

Elle esquisse un sourire avant de reprendre son air maussade. L’embrasser ou lui tendre la main?  Après le repas, je reprends tout de suite l'avion. Tout ça pour rien. A certains âges, il faut arrêter de rêver. Elle sourit. Cette fois, son sourire, très large, balayed’un seul coup ma première impression. Envie de la croquer à nouveau. Je la prends dans mes bras.

La folie des hommes n’a pas tout raflé.

       Je pousse la porte des toilettes. Aucune envie pressante. Juste souffler un peu, après toute cette émotion. Très heureuse de l’avoir revu. Plus que du bonheur. J’ai l’impression de renaître, avoir gagné une seconde vie. Plus personne ne nous pourra nous séparer. A l’instant où j’ai croisé son regard, j’ai su que je ne retournerai plus chez moi. Hors de question de retraverser. Lui aussi m’a dit qu’il ne voulait plus me quitter. Nos dernières années ensemble.

Le miroir me renvoie le reflet de mon visage. Aucun cheveu ne dépasse de mon foulard. Je sais qu’il aimait tant passer ses mains dans mes cheveux,  très longs et bouclés. Que de bataille avec ma mère qui me courait après avec un ciseau. La pire des punitions pour moi. Triste, je regardais  le sol de terre battue recevant mes cheveux. Le bruit des ciseaux mêlé à mes larmes de gosses. Aujourd’hui, ma chevelure est plus courte. Teinte par le temps.

J’enlève mon foulard et secoue ma chevelure. Le même geste que quand j’étais jeune. Je m’amuse à le refaire plusieurs fois. Une cliente du restaurant rentre. Elle me regarde avec un air étonné. Je continue de secouer la tête. Un rire secoue mon vieux corps. Impossible de m'arrêter. Le rire d'une gosse venue réclamer la fin de son histoire.

Très envie qu'il me dessine.

      A peine revenue en Kabylie, tout le monde me demande des nouvelles de ma grand-mère. La vieille institutrice avait disparu sans donner de nouvelles. Malgré son sale caractère, elle était une figure locale. Incontournable. La plupart des villageois mettent ça sur le dos des intégristes. Souvent, elle les narguait en mettant de la musique à fond. Ou en sortant très maquillée. Aucun n’osait attaquer la vieille femme fardée comme une ado. Quand au voile, elle ne le portait pas à cause d'une quelconque pression ni, bien que croyante, par rapport à la religion. Uniquement parce qu’elle détestait sa chevelure devenue blanche. Éternelle coquette.

Pendant les recherches pour essayer de la retrouver, je me marre intérieurement en pensant à eux deux.  Un couple qui fait un pied de nez à l’histoire et au qu’en dira-t-on. Deux vieux corps débarrassés du poids de la culpabilité. Plus aucun  compte à rendre aux hommes. Deux vieux amants dans leur dernier voyage. Sur la falaise, je m'arrête un instant et promène mon regard sur les toits du village. Le tapis de tuilles scintille au soleil. Je me retourne.

Où pouvait se trouver leur caverne ?

Sans doute que je ne reverrai plus ma grand-mère. Je la sais heureuse; ça me suffit. Son regard doux et intransigeant me servira de guide dans ma vie de femme. Elle m’aura appris à être toujours plus libre. Me cultiver sans cesse, ne jamais arrêter de me poser des questions. Douter sans cesse, même de mes certitudes. Ni soumise à un homme, ni à un Dieu. Choisir – si je le désire- un homme et  un Dieu. Porter un voile que si je le décide. Indéniable que des femmes le portent volontairement. Pourquoi toujours les infantiliser et penser que ce n'est pas un acte volontaire ? Même si je n'ai rien contre celles qui le porte, ce tissu aura du mal à se poser sur ma tête. Pourquoi ce refus ? J’aime trop être décoiffée par le vent.

 A la libération en France, des femmes étaient tondues. A peine libérés du joug nazi, des hommes, assoifés de vengeance, s'étaient lancées dans l'épuration violente de la  "collaboration horizontale". Leur corps de ces femmes appartenait-il à  la patrie ? Une violence semblable à celle des intégristes traquant les têtes dénudées et les parties visibles des femmes. Le cerveau des barbares ne changent pas, seule la technologie dont ils se servent évolue. Une quinzaine d'années après ces tondues, ma grand-mère, dans un contexte historique différent, avait elle aussi fauté avec l’ennemi. Elle coucha avec le soldat colon. Et, pire que tout, elle éprouva du plaisir. Un plaisir qu'elle refusa de nier. Aimer un homme est-il un crime contre l'humanité ?

Plus de 50  ans après la guerre d'indépendance de l' Algérie, certains hommes ( fort heureusement, pas tous) veulent m'empêcher d'être indépendante. Me coloniser en tant que femme. A leurs yeux inquisiteurs, ma manière de penser fait de moi une traître. Sans oublier mes vêtements et tout le reste. Comme les tondeurs en France, ils s'attaquent à nos cheveux. Ma chevelure non conforme aux regards de ces hommes bornés, incapables de réfléchir.  Des frustrés cherchant à soumettre ce qui leur échappe, soumis à leur peur de la tentation. Personne ne les oblige à me reluquer. Que cela leur plaise ou pas, mon cul et mon cerveau m'appartiennent. Et je suis libre d'en faire ce que bon me semble. Les femmes libres dérangent toujours les cons.

Bien sûr que ces femmes accusées d'avoir couché avec l'ennemi" ne sont pas  toutes irréprochables. Pas d'innocents parmi les vivants, écrivait Vassili Grossman. Mais elles n'ont pas de sang sur les mains. Leur geste était-il un pied de nez - inconscient? - à la haine de l'autre? Le soi-disant ennemi. Peut-être que certains, accusé d'être des traîtres,  permettent de créer des passerelles. Rappeler que la berge d'en face n’est pas une terre ennemie. Juste un autre point de vue. 

Trahir toujours la bêtise humaine.

 La photo d'illustration se trouve sur ce lien.

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