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Enquête

Photojournaliste, un métier rongé par la précarité

La Scam publie, dans une étude, un sombre état des lieux de la profession. Depuis des années, le nombre de photographes professionnels s'effondre, alors que l'image est omniprésente dans la presse.
par Frédérique Roussel
publié le 5 septembre 2015 à 9h20

«J'utilise souvent l'image de la fonte des glaces : on doit en permanence sauter d'un glaçon à l'autre avant qu'il n'ait fini de fondre.» Le photojournaliste Samuel Bollendorff, passé au webdoc depuis 2008, évoque ainsi le manque de visibilité du métier dans l'étude Photojournalisme : une profession sacrifiée. L'image évoque à la fois l'instabilité permanente et l'atomisation. De fait, le nombre de reporters photographes encartés semble fondre au fil des années : de 1 458 en 2000, ils étaient 816 en 2014, soit 44% de moins.

A l'occasion du festival international du photojournalisme Visa pour l'image à Perpignan, jusqu'au 13 septembre, la Société civile des auteurs multimédia (Scam) rendait public, jeudi, ce document de Béatrice de Mondenard sur les conditions difficiles d'exercice du métier qui prolonge celui qu'elle avait réalisé, deux ans auparavant : De quoi vivent les journalistes ?

Flux permanent

«Nous avions été alertés alors par la situation des photographes qui sont les plus démunis et les plus touchés par la paupérisation de la profession», souligne Lise Blanchet, présidente de la commission journalistes de la Scam. Ce «livre noir» du photojournalisme, état des lieux et recueil de témoignages, conclut six mois d'enquête sur une profession qui subit, depuis vingt-cinq ans, les effets conjugués de la crise de la presse et de la révolution numérique.

Il arrive la même année qu'une étude du ministère de la Culture sur le métier de photographe, parue en mai, qui montre combien ceux-ci ont le sentiment de vivre une mutation radicale (flux permanent d'images gratuites sur le Net, concurrence des amateurs, développement des banques d'images et des microstocks, baisse tendancielle des revenus, non-respect du droit d'auteur). Inquiets, plus de la moitié se disaient pessimistes sur l'avenir de la profession.

Ce n'est pas nouveau : la dégradation économique du secteur dure depuis plusieurs années. Le constat revient régulièrement sur la table, mais rien ne bouge, comme si on assistait, immobile, à la disparition de la banquise. «Rapports et études se sont succédé, un observatoire a été créé, le diagnostic a été posé… Alors ? Rien», constate Thierry Ledoux, président de la commission des images fixes de la Scam. Et de demander : «La vraie question est donc de savoir pourquoi, aujourd'hui, alors que la photographie est omniprésente dans la presse quotidienne et la presse magazine, qu'elle soit papier ou électronique, il n'y a quasiment plus de photographes qui arrivent à gagner l'équivalent d'un Smic pour vivre exclusivement de leur métier de journaliste.»

Barème réclamé

«Le prix des piges n'a pas arrêté de baisser depuis des années, souligne Olivier Brillanceau directeur général de la Société des auteurs des arts visuels et de l'image fixe (Saif). La profession précarisée attendait la fixation d'un barème.» La loi Hadopi du 12 juin 2009 rendait obligatoire un régime spécifique pour les journalistes auteurs d'images fixes collaborant de manière occasionnelle à des publications de presse ou de services de presse en ligne. Six ans après, celui-ci n'a toujours pas vu le jour. Il était conditionné à une négociation entre syndicats et patrons de presse, sans suites. Sans accord, le gouvernement était censé, au bout de deux ans, prendre un décret pour fixer le montant de la rémunération minimum. Le dossier a côtoyé les oubliettes et le vide juridique avant de resurgir cette année.

Le 30 juillet, le ministère de la Culture et de la communication, qui tente de faire avancer le dossier, a proposé un projet de décret. Il prévoit que le salaire minimum versé en contrepartie de la commande d'une image fixe, ou d'une série d'images ayant le même objet et prises sur le même lieu, soit dans une fourchette comprise entre 49 euros et 84 euros pour cinq heures, selon le support (en particulier 84 euros en presse quotidienne nationale, 49 euros en presse magazine). Un tarif jugé inacceptable par les organisations syndicales qui ont écrit le 1er septembre à Fleur Pellerin. «Par exemple, font-ils valoir dans leur courrier, la rémunération proposée de 49 euros pour un temps minimum d'exécution de cinq heures, dans le cadre d'une commande d'une entreprise de presse magazine, correspond à trente jours de travail pour parvenir au Smic mensuel.» Côté éditeurs de presse en revanche, les tarifs du projet de décret sont jugés trop chers…

Vendredi après-midi, la ministre de la Culture et de la communication, présente à Visa pour l'image pour la journée, mettra en avant sa volonté de faire aboutir la négociation et de parvenir à un décret qui ne laisse pas la profession dans un no man's land. Elle évoquera aussi le code de bonnes pratiques Brun-Buisson, entre éditeurs, agences de presse et photographes, paraphé par les éditeurs de presse, mais que la plupart des organisations syndicales ont refusé de signer tant elles le jugent faible et non coercitif. Elle pourrait annoncer aussi une commande publique.

Financement alternatif

Face à l'effondrement des modèles économiques, «le photoreporter est obligé de trouver de multiples sources de financement alors qu'avant c'était plus simple», explique Dominique Sagot-Duvauroux, professeur à l'université d'Angers. «Le photographe devient un homme-orchestre par nécessité de survie, renchérit Lise Blanchet. Ceux qui s'en sortent sont plurimédias.» Il faut désormais imaginer une diffusion multisupport pour survivre : presse, expo, webdoc, bouquin. Un modèle «à 360 degrés». Il faut aussi trouver des modes alternatifs de financement face à des journaux qui n'avancent même plus les frais. On a pu entendre le cas extrême d'un magazine intéressé par un reportage, qui a conseillé au photographe de négocier avec les hôtels et les compagnies aériennes en leur promettant d'être mentionnés. Beaucoup optent pour le crowdfunding, à la rencontre d'un public qui se sent concerné et sensibilisé. Les ONG sont devenues également de grosses productrices de reportages. Le travail de Marcus Bieasdale en République centrafricaine, exposé à Perpignan, a ainsi été produit par Human Rights Watch.

Ainsi, la plupart des photojournalistes ne font plus exclusivement de la presse, et complètent leurs revenus avec du corporate, de la mode, du mariage… D'où la diminution du nombre de cartes de presse, la commission exigeant 51% de travail de «presse» pour la délivrer. D'autant que nombre d'employeurs tendent à régler en droits d'auteur plutôt qu'en salaires. «Le statut de salarié des photographes de plus en plus décalé par rapport à la réalité du métier», constate Dominique Sagot-Duvauroux qui suggère : «La flexibilité devrait être compensée par la prise en charge sociale de la collectivité.»

La profession est cependant loin d'être en voie de disparition. Il y a de plus en plus de photographes aujourd'hui, 37% de plus qu'il y a quinze ans. «Je dis toujours que c'est la presse qui est en crise et pas le photojournalisme», souligne Jean-François Leroy, président de Visa pour l'image dans l'étude de la Scam. La consommation de photos n'a jamais aussi forte. Mais la valeur a été en partie captée. Olivier Brillanceau y voit le signe supplémentaire de l'uberisation de la société. «On se trouve dans une logique de transfert de valeur vers des opérateurs web qui veulent générer du flux et réduire les coûts. Mais personne n'ose s'attaquer de front aux acteurs du Web.»

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