Ce weekend le « JDD » a fait sa « une » sur un sondage IFOP selon lequel « un Français sur trois » serait prêt à voter Marine Le Pen en 2017. Mais que vaut ce sondage ?
La crise familiale traversée, et son père finalement évincé du Front national, Marine Le Pen peut enfin se tourner vers l’avenir. C’est le regard conquérant, dans une posture de défi, qu’elle apparaît ainsi en « une » du Journal du Dimanche daté de ce 11 octobre. Le titre choisi par l’hebdo, qui publie les résultats d’un sondage Ifop mesurant un « potentiel électoral, mais pas des intentions de vote », accentue encore son air solennel : « Un Français sur trois prêt à voter pour elle » (en 2017). Effet sidérant garanti.
Sur les réseaux sociaux, des internautes se sont indignés de cette exposition médiatique qui flatte les ambitions de la patronne du FN. Plusieurs ont rappelé au passage que Damien Philippot, le frère de Florian Philippot (n°2 du FN), est directeur adjoint du département opinion et stratégies d’entreprise de l’IFOP, comme le secrétaire national du Parti de gauche, Alexis Corbière :
Ces Unes pro FN du JDD nourries aux sondages IFOP de Damien Philippot frère de Florian posent un pb éthique, non ? http://t.co/Maw9Thj2XQ
— Corbiere Alexis (@alexiscorbiere) 11 Octobre 2015
Ce n’est pas la première fois qu’un sondage Ifop place Marine Le Pen précocement en tête de l’élection présidentielle de 2017 : en janvier dernier, Marianne en faisait déjà sa « une ».
Mais quel crédit accorder à ces sondages ? N’est-il pas malvenu de ne mesurer que le potentiel électoral de la présidente du FN, qui plus est à deux ans de l’élection dont il est question ? Nous avons interrogé le professeur de sciences politiques Alain Garrigou, co-auteur d’un Manuel anti-sondages. La démocratie n’est pas à vendre ! (éd. La Ville brûle).
Le JDD a publié ce weekend les résultats d’un sondage IFOP dont il a fait sa « une » : « Un Français sur trois prêt à voter pour elle », avec une photo de Marine Le Pen. Certains l’ont jugée « tapageuse » et « irresponsable ». Qu’en pensez-vous ?
Alain Garrigou – Les sondages sur le FN vont toujours dans le même sens, d’ailleurs les dirigeants de ce parti s’en servent pour annoncer qu’ils sont « le premier partie de France », et qu’ils vont gagner les élections – ce qui ne s’est pas produit jusqu’à maintenant. L’interprétation faite du sondage que vient de publier le JDD est erronée. Dans ces 31% – parfois transformés en « un tiers » – il y a trois catégories de personnes : celles qui ont effectivement l’intention de voter Marine Le Pen aujourd’hui (alors qu’il n’y a pas d’élections demain) représentent 16% ; celles qui déclarent vouloir voter FN sur le mode « je suis prêt à tout » mais qui ne le font pas ; et celles qui déclarent cela simplement par principe de liberté – « pourquoi ne le ferais-je pas ? ».
Ces trois catégories, très différentes, sont amalgamées dans ces 31%, si bien que le degré de réalité de ce sondage est très faible. La question qui a été posée [« En pensant à la prochaine élection présidentielle, seriez-vous prêt à voter pour Marine Le Pen si elle était candidate ? », ndlr] grossit considérablement les rangs des gens qui approuvent. Or derrière cette réponse en apparence homogène, il y a au moins trois sens possibles. Pour un sociologue ce n’est pas sérieux.
Dès lors, quelle est la raison d’être de ce sondage ?
C’est le énième sondage qui annonce le FN en tête d’une élection, ou à un très haut niveau. C’est du sensationnalisme. Ces sondages existent parce qu’ils font le buzz médiatique, et qu’ils permettent de remplir des colonnes.
Sont-ils neutres politiquement ?
Non, car ils participent à la stratégie de « dédiabolisation » du FN. Parmi les fausses interprétations faites du sondage du JDD, il y a l’idée que le vote FN progresse, puisqu’en 2011 ils étaient 9% à déclarer vouloir « voter certainement » pour ce parti, contre 16% aujourd’hui. Pourtant cette progression peut avoir plusieurs significations : cela veut-il dire qu’il y a plus d’électeurs favorables au FN, ou qu’ils l’avouent plus facilement ? Est-ce l’eau qui monte ou le niveau de l’échelle de mesure qui a baissé ? A une époque le coefficient de redressement du vote FN était de 2,4. Aujourd’hui c’est évidemment moins, il y a plus de personnes qui déclarent qu’elles vont voter FN qu’il y a dix ans.
L’IFOP est également critiqué car Damien Philippot, le frère de Florian Philippot, en est le directeur des études politiques. Faut-il en conclure que l’IFOP n’est pas impartial ?
Le conflit d’intérêt dans l’univers des sondages est devenu général. Certains sondeurs ne sont pas seulement sondeurs, ils sont aussi conseillers en communication. Cela fait longtemps qu’on aurait dû mettre un peu d’ordre là-dedans. Le Sénat avait voulu le faire en 2011, une proposition de loi avait obtenu l’unanimité du vote sénatorial, mais Nicolas Sarkozy a finalement mis son véto. Depuis il n’y a rien eu. A l’approche de 2017, la course aux sondages d’influence va donc recommencer.
Comment peut-on parler de « sondage d’influence » sans glisser sur la pente du complotisme ?
Il suffit d’observer la rigueur méthodologique des sondages réalisés. Depuis sa création il y a six ans, l’Observatoire des sondages a démontré l’inanité de certains. Juste avant les élections européennes de 2009, le Figaro avait par exemple publié un sondage Opinion Way qui disait que Nicolas Sarkozy était populaire en Europe. C’était typiquement un sondage d’influence, puisque contrairement à tous les leaders européens, la popularité de Nicolas Sarkozy en France n’était pas mesurée, et qu’on n’avait pas pondéré les populations de chaque pays. On avait additionné les pourcentages, ce qui ne se fait jamais statistiquement. On peut donc dire que c’était un sondage d’influence, et cela est dû au manque de contrôle de la profession.
Comment se manifeste ce manque de contrôle par exemple ?
Les sondages électoraux sont les seuls à être « redressés », sans que l’on sache comment. Jean-Luc Mélenchon a déposé un recours au Conseil d’Etat à ce sujet en 2012. Le recours a été rejeté, au motif que le secret des redressements relevait du « secret industriel ». Ce terme témoigne du caractère commercial des sondages. S’ils étaient scientifiques, il n’y aurait pas de secret du redressement. C’était l’argument des sénateurs dans la proposition de loi qu’ils ont présenté en 2011.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Manuel anti-sondages. La démocratie n’est pas à vendre !, d’Alain Garrigou et Richard Brousse, éd. La Ville brûle, 176 p, 14€
Droit de réponse :
A la suite de l’entretien avec Alain Garrigou diffusé le 13 octobre dernier sous le titre « Les sondages qui mettent le FN en tête : c’est du sensationnalisme », l’IFOP nous demande de préciser que Damien Philippot n’est pas directeur des études politiques, comme indiqué par l’émission « Dimanche politique » de RFI dont il était l’invité le 22 février 2015, mais directeur adjoint du département opinion et stratégies d’entreprise ; et que l’institut n’a jamais eu aucune relation commerciale avec le Front national.