Quand “El Talibán” était encore un homme libre, il avait deux boulots : le jour, il était mécanicien dans un garage, il changeait des pneus et réparait des moteurs. Le soir, il enfilait sa cagoule et gagnait sa vie comme gangster.

Membre d’un cartel de la drogue, il vendait de la marijuana et de la cocaïne dans un village mexicain, faisait pression sur les propriétaires de kiosque et torturait des chauffeurs de taxi. Il a tué quatre hommes, racontent les villageois, comme aurait fait un terroriste, c’est pour cela qu’on lui a donné ce surnom : El Talibán.

Depuis un an, le terroriste est en prison. Cet homme robuste de 26 ans, au visage de garçon, est enfermé dans une petite cellule d’un bâtiment de béton haut de deux étages. Sur ses bras sont tatouées des têtes de mort et trois lettres qui trahissent sa vie dans l’ombre : SUR (“sud”), ainsi s’appelle le cartel.

“Notre village a été terrorisé avec cette arme”

Le bâtiment, qui abritait auparavant la mairie, est aujourd’hui un poste de police privée. Au village de Petaquillas [dans le sud-ouest du Mexique], on ne fait plus confiance à la police de l’Etat [de Guerrero], corrompue. Une milice a été fondée pour faire régner l’ordre. Elle a pris El Talibán.

C’était au mois de mars de cette année. Dans son lit encore chaud, la milice a trouvé deux armes. Une kalachnikov soviétique et un fusil d’assaut allemand de marque Heckler & Koch, modèle G36. Un des miliciens prend l’arme dans les mains comme pour tirer. “Notre village a été terrorisé avec cette arme”, commente-t-il.
Son chef dans le cartel la lui a donnée, dit le prisonnier. “C’était mon arme préférée, elle est légère et facile à manier.” Mais comment une arme allemande a-t-elle pu atterrir entre les mains d’un trafiquant de drogue mexicain ?

Ivan Velázquez Caballero, alias “El Talibán” (prisonnier du milieu), membre du cartel du Golfe dans les quartiers généraux de la marine mexicaine, le 27 septembre 2012. Photo AFP/Alfredo Estrella

Un numéro de série est gravé sur le côté, au-dessus de la gâchette : 85-012252. Toutes les armes de guerre produites en Allemagne en portent un. Les rédactions de BR [radio bavaroise de service public], de SWR [télévision et radio allemande, présente notamment dans le Bade-Wurtemberg, dans le sud de l’Allemagne] et de Die Zeit ont en leur possession des bons de livraison et des accusés de réception, ainsi que des demandes et des permis d’exportation qui permettent de remonter du village de Petaquillas jusque dans une petite ville du Bade-Wurtemberg.

Outre Heckler & Koch, un autre grand acteur de l’armement apparaît dans cette affaire. Cet acteur aurait pu empêcher la vente des armes, mais il ne l’a pas fait. Sciemment ou non, il l’a aidée. Il s’agit du gouvernement allemand. Bon nombre de signes indiquent que la prospérité d’une entreprise nationale lui importait plus que de savoir les ravages que des armes allemandes pouvaient causer dans des pays étrangers.

2009. Le point de départ : un village allemand

La commune d’Oberndorf am Neckar est à peine plus grande qu’un village. Sur un coteau au bout d’une route en lacets se dresse une usine sur laquelle trônent deux grandes lettres rouges : un H et un K. Heckler & Koch.

Sept cent cinquante personnes travaillent pour l’entreprise. Depuis le milieu des années 1990, elle fabrique le G36, une arme plus légère que presque toutes les armes équivalentes, qui peut tirer jusqu’à 13 balles par seconde.

Le 25 juin 2009, à 9 heures du matin, un camion de la société de transport Cargo Liner s’arrête devant le site de Heckler & Koch. Le chauffeur charge 15 cartons – c’est ce que dit le bon d’expédition. Contenu : 500 fusils d’assaut G36. Poids : 2 594 kilogrammes. Valeur totale : 568 635,05 euros. Un des fusils porte le numéro 85-012252. Le camion part pour l’aéroport de Francfort, à 260 kilomètres de là.

Le G36, un produit phare des armes “made in Germany”

Aujourd’hui, le G36 a mauvaise réputation. Les soldats de l’armée allemande en Afghanistan rapportent un manque de précision en cas de grosse chaleur et de tir prolongé. Le ministère de la Défense a décidé d’équiper l’armée de nouveau matériel. Mais jusqu’à ces dernières années, le G36 passait pour un des meilleurs fusils d’assaut au monde. Heckler & Koch l’a vendu à l’armée allemande, mais aussi aux armées et aux unités de police des Etats-Unis, de Grande-Bretagne, de Norvège, d’Espagne, d’Australie, du Portugal et de France. Le G36 était un peu comme une BMW Série 5, un produit de qualité réputé dans le monde.

A cette différence près : quand BMW veut vendre ses voitures à l’étranger, l’entreprise n’a de permission à demander à personne en Allemagne. Pour les armes, c’est autre chose.

Le paragraphe 2 de l’article 26 de la Loi fondamentale [la Constitution allemande] confère au gouvernement le droit exclusif de décider des exportations d’armes allemandes. L’histoire du fusil numéroté 85-012252 est donc une histoire qui s’est en grande partie jouée à Berlin.

Mais elle a commencé au Mexique, en 2002. Le futur El Talibán allait encore à l’école. Cette année-là, la police mexicaine se rééquipait. Des hauts fonctionnaires cherchaient de nouvelles armes sur le marché international. Heckler & Koch a livré des exemplaires de démonstration au Mexique.

En théorie, il serait également possible que Heckler & Koch ait expédié le fusil 85-012252 au Mexique dans le dos du gouvernement allemand. Depuis quelques années, des armes allemandes font leur apparition dans des pays pour lesquels il n’existe aucun permis d’exportation. Mais Heckler & Koch se soumet à la loi. On peut le constater dans un courrier que détiennent BR, SWR et Die Zeit, qui est arrivé le 20 juin 2005 au ministère de l’Economie, d’après le cachet de réception. Expéditeur : Heckler & Koch. Contenu :

Madame, monsieur, la société Heckler & Koch GmbH, Heckler & Koch-Straße 1, Oberndorf/N, vous prie de bien vouloir lui accorder l’autorisation d’expédier 2 020 armes automatiques G36 depuis des aéroports allemands vers le Mexique… dans le but de les transmettre à plusieurs unités de police mexicaines.”

Le gouve