3354 Jeunes juifs au camp de Drancy, en 1942, après la rafle du "Vél’ d’Hiv".
 Photo prise en 1942 de juifs internŽs dans le camp de Drancy avant d'tre dŽportŽs vers les camps d'extermination nazis.

Picture taken in 1942 shows Jewish deportees in the Drancy transit camp, their last stop before the German concentration camps. Some 13,152 Jews were rounded up 16-17 July 1942, by French police forces, in Paris from their homes and taken in buses to the "Vel d'Hiv", or winter cycling stadium in southwestern Paris. Then were later taken to a rail terminal at Drancy, northeast of the French capital, and then deported to the east. Only a handful returned. Those in Europe who escaped the Nazi holocaust were herded into refugee camps and some, with organized Zionist help, tried to reach Palestine. Picture of young Jewish prisoners, one of them with the yellow star, in the transit camp of Drancy in Paris in the 1940s.

Jeunes juifs au camp de Drancy, en 1942, après la rafle du "Vél' d'Hiv".

AFP

Où se trouvait le caporal SS Tremmel, le 25 juin 1943? La réponse est couchée sur l'acte d'accusation dressé cet été par le parquet de Francfort (Allemagne) contre l'ancien gardien à Auschwitz: ce jour-là, Ernst Tremmel, 20 printemps, attendait avec ses camarades de la division Totenkopf (tête de mort) l'arrivée du convoi n°55, parti du camp français de Drancy une cinquantaine d'heures plus tôt. La routine, pour ces hommes sanglés dans leurs uniformes vert-de-gris. Postés autour du train, Tremmel et ses compagnons font débarquer hommes, femmes et enfants.

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"Schnell ! [Vite !]" Ils leur ordonnent d'abandonner valises et sacs dans les wagons ou au bord des rails; lâchent les chiens sur les traînards; poussent les vieux, les malades, les jeunes mères et leurs enfants dans les camions qui les emporteront vers les chambres à gaz; conduisent les plus forts et les plus solides jusqu'au camp, où ils trimeront avant de succomber à la faim, au froid, à la maladie ou à la cruauté de leurs bourreaux. "Schnell!" Des 1003 déportés du convoi 55, seuls 102 ont survécu.

Drancy, l'antichambre de la Shoah

Paulette Sarcey, Julia Wallach et Hélène Kesbi ne se souviennent pas du caporal Tremmel. Ni d'aucun des gardiens et officiers SS de service en cette journée radieuse de l'été 1943. Du funeste périple de ce convoi 55, en revanche, ces trois rescapées, nées en France de parents polonais, n'ont rien oublié. Leurs témoignages seront précieux pour les juges d'outre-Rhin. Malgré le poids des ans, Julia est "prête à aller en Allemagne s'il le faut pour raconter ce qu'on nous a fait". Paulette, elle, ne croit plus à la justice des hommes. D'un mot, elle résume le procès d'anciens SS d'Auschwitz auquel elle a assisté, à Francfort, en 1977: "Mascarade!" A L'Express, ces trois femmes ont fait le récit de leur voyage vers l'enfer.

Paulette Sarcey, née Szlifke

Paulette Sarcey, née Szlifke. Partie dans le convoi 55, elle a survécu.

© / MÉMORIAL DE LA SHOAH, PARIS

Pour Julia, tout a commencé à Paris, le 24 avril 1943. La jeune fille de 17 ans est arrêtée dans l'appartement familial de la rue de Nemours, où elle vit encore sept décennies plus tard, non loin de la place de la République. "Dénoncée, dit-elle, parce que je cachais mon père et mon oncle." Lorsque les policiers passent les menottes à sa fille unique, Joseph Kac sort du placard où il se dissimulait. Il ne veut pas être séparé de Julia. Après quelques semaines à la prison de la Conciergerie, au milieu des voyous et des prostituées, tous deux sont emmenés au camp d'internement de Drancy, dans le nord-est de la capitale. Hélène Kesbi, 16 ans, et sa soeur Marie, 19 ans, subissent le même sort. Dénoncées, elles aussi.

>> Notre dossier: la dernière traque des nazis

Paulette (1) est tombée dès le 23 mars 1943 aux mains des Brigades spéciales, ces policiers français chargés de traquer les "ennemis intérieurs". Comme son compagnon Henri Krasucki, futur secrétaire général de la CGT, et 56 jeunes juifs membres des FTP-MOI, la section Main-d'oeuvre immigrée des Francs-Tireurs et partisans. Pendant huit jours, cette résistante de 18 ans, communiste passionnée, est détenue à la préfecture de police, interrogée et rouée de coups, avant d'être envoyée à l'hôpital Rothschild par un médecin compatissant pour une appendicite imaginaire. Le répit est bref. Le 18 mai, une traction avant la dépose à Drancy. "Cela peut sembler bizarre, confie-t-elle aujourd'hui, mais c'est le plus beau jour de ma vie. J'ai retrouvé beaucoup d'amis, arrêtés le même jour que moi, dont j'étais sans nouvelles."

Henri KRASUCKI

Parti avec Paulette Sarcey, née Szlifke, son compagnon, Henri Krasucki a lui aussi survécu.

© / MÉMORIAL DE LA SHOAH, PARIS

Cette prison à ciel ouvert que découvre Paulette devait être la première cité-jardin à la française. Cinq hautes tours dominant dix bâtiments de quatre étages et une imposante construction en forme de U. Inachevé, ce bâtiment est transformé en lieu de détention pour les soldats français et britanniques en 1940. L'année suivante, il accueille les premiers prisonniers juifs. A partir de la rafle du vélodrome d'Hiver, les 16 et 17 juillet 1942, Drancy devient la plaque tournante de la déportation vers les fours crématoires de l'Est. L'antichambre de la Shoah.

Malgré le soleil qui irradie le printemps 1943, la vie est rude derrière les barbelés et les miradors. Les rations alimentaires sont maigres, les chambrées au sol de béton brut, surpeuplées, les paillasses, infestées de poux et de puces. Les internés sont autorisés à recevoir des colis de nourriture et de linge - 3 kilos maximum - et à déambuler dans la vaste cour. Paulette et ses camarades organisent leur quotidien entre séances de culture physique, cours de marxisme et de français, spectacles. L'insouciance de leur jeunesse fait de la résistance. "Nous essayons de nous amuser le plus possible", écrit une jeune femme à sa soeur.

le télex annonçant le départ du convoi 55, le 23 juin 1943.

Le télex annonçant le départ du convoi 55, le 23 juin 1943.

© / MÉMORIAL DE LA SHOAH, PARIS

Mais le spectre de la déportation plane. "Drancy représente pour moi un immense hall de gare dans l'attente d'un train", dira plus tard Addy Mandelbaum, une autre rescapée du convoi 55. Nul ne sait quel est le terminus de ces wagons. Les détenus lui ont inventé un nom: "Pitchipoï" - un néologisme aux consonances yiddish pour désigner le "Pays de nulle part". "On avait entendu quelqu'un affirmer, sur Radio Londres, qu'on brûlait les juifs à l'Est. On n'y croyait pas vraiment, cela dépassait notre entendement", se souvient Paulette.

Relancer la machine à déporter

En juin 1943, un nouveau commandant prend ses fonctions à Drancy: le capitaine Alois Brunner. Proche collaborateur d'Adolf Eichmann, le grand ordonnateur de l'extermination des juifs d'Europe, cet officier SS est chargé de relancer la machine à déporter, à l'arrêt depuis le dernier départ d'un train pour Sobibor, le 25 mars. Brunner fait rassembler à Drancy des juifs venus d'autres camps, ainsi que des résistants incarcérés dans les geôles parisiennes. Le 21 juin, Henri Krasucki et sa mère, Léa, retrouvent Paulette et les autres.

Le lendemain, les déportés du convoi 55 sont avertis. Vite, ils griffonnent un mot à leurs proches. Le jeune David Alfandari essaie de rassurer ses parents: "Je pars pour une destination inconnue, aussi je vous demande de ne pas vous inquiéter si vous ne recevez pas de nouvelles car je ne pourrai certainement pas vous écrire." Anna Dreksler se ronge les sangs pour son fils, Maurice: "Je vous en supplie, mettez mon petit à l'abri", implore-t-elle une amie. La nuit qui précède le départ, tous sont regroupés dans les chambres de l'escalier 1. Les coursives résonnent des Marseillaise entonnées à tue-tête et des appels à la résistance lancés par les jeunes communistes.

Le 23 juin à l'aube, des bus acheminent les 1003 hommes, femmes et enfants à la gare de triage Le Bourget-Drancy. On s'entasse à 50, 60 ou 70 dans des wagons à bestiaux dotés d'un seau rempli d'eau et d'un baquet en guise de tinette. Il y a là beaucoup de Français et de Polonais, mais aussi des Grecs, des Russes, des Hollandais, des Tchèques, des Belges, etc. Des familles entières: les Benguigui (sept enfants), les Friedmann (trois filles et trois garçons). Paulette, Henri et leurs copains jouent des coudes pour rester ensemble.

Auschwitz Majdanek Sobibor

Auschwitz, d'où seuls 102 des 1003 déportés du convoi 55 sont revenus.

© / Jean-Paul Guilloteau/L'Express

A 10 heures, le train s'ébranle enfin. Chacun a reçu un morceau de pain, un peu de fromage et de confiture et une trentaine de biscuits. Il fait si chaud que le chef de l'escorte a ordonné d'entrouvrir les portes. "On laisse descendre du train à chaque arrêt", s'étonne Henri Krasucki dans une lettre jetée à l'extérieur. Du côté d'Epernay (Marne), quatre déportés parviennent à s'évader en sautant en marche. En représailles, les hommes sont privés de leurs chaussures. "Les Allemands nous disaient qu'ils tueraient les vieux si on tentait de fuir", précise Julia Wallach.

Où les emmène-t-on? Quel sort leur réserve-t-on? Certains croient savoir qu'ils partent travailler en Pologne. Ou en Allemagne, dans des usines. Après avoir franchi le Rhin, les voitures sont verrouillées. Le seau d'eau est vide depuis longtemps, la tinette déborde. "C'était terrible, il faisait horriblement chaud et la puanteur était affreuse, se remémore Hélène Kesbi. Les gens poussaient, râlaient, se bagarraient pour accéder à la petite lucarne d'aération. Nous perdions toute dignité..."

Le convoi roule, roule, roule. Il ralentit enfin à Katowice, en Pologne. Un déporté entend quelques bribes de conversation et les traduit: "C'est le train des juifs qui vont être transformés en savon." A bord, nul ne comprend ces mots. Deux jours et deux nuits après le départ de Drancy, les wagons s'immobilisent. "L'un de nous a réussi à lire, par un interstice, le nom de la gare, raconte Paulette: 'Oswiecim' [Auschwitz, en polonais]."

Ce 25 juin 1943, le caporal Tremmel était bien là, parmi les soldats qui hurlaient et les molosses qui aboyaient, comme l'attestent des documents d'époque. Il était de service, aussi, le 1er novembre 1942, à l'arrivée du train en provenance de Westerbork (Pays-Bas), et le 19 mai 1942, pour celui venu de Berlin. L'ancien gardien SS est accusé de complicité dans l'assassinat des 1073 juifs de ces convois qui furent gazés aussitôt. Car la justice allemande, si clémente pendant des décennies, ne fait plus de quartier. Désormais, elle poursuit tous les servants de la machine à exterminer, même les sans-grade.

Le procès de Tremmel, 92 ans aujourd'hui, devrait s'ouvrir dans les premiers mois de 2016. Pourtant, ni lui ni personne ne pourra répondre à la question qui taraude encore Julia Wallach, soixante-douze ans après : "Pourquoi nous haïssaient-ils à ce point?"

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