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Critique

La faim dans le monde : un scandale, pas une fatalité

Un livre torrentiel du romancier argentin sur le plus grand scandale de l'humanité. Car cette faim, qui tue 800 millions d'êtres par an, est un choix politique.

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Par Yann Verdo

Publié le 16 oct. 2015 à 01:01Mis à jour le 6 août 2019 à 00:00

Martin Caparros n'est pas tendre. Pas tendre avec ses lecteurs, qu'il apostrophe régulièrement pour leur demander comment ils peuvent avoir la conscience tranquille en présence d'un tel scandale, qu'il tente par tous les moyens de sortir de leur léthargie. Pas tendre avec lui-même, non plus. « Ce livre est un échec. Tout d'abord, parce que tout livre en est un. Mais surtout parce qu'une exploration du plus grand échec du genre humain ne pouvait qu'échouer », avertit-il d'emblée, dès la préface à son monumental ouvrage.

Le plus grand échec du genre humain ? Le fait que, selon les statistiques de la FAO, quelque 800 millions d'êtres humains actuellement dans le monde aient faim, que 11 % de la population mondiale n'ait pas assez à manger, au point que la quête de nourriture d'un jour sur l'autre devient pour cette frange de déshérités une implacable obsession, ce autour de quoi tourne toute leur existence.

Ces 800 millions d'hommes, de femmes et d'enfants faméliques sont la partie immergée de l'iceberg, celle que l'on ne voit jamais. Et pour cause : pour ces affamés, le même drame se répète tous les jours, il n'a rien d'exceptionnel qui puisse attirer l'attention des médias. Ceux-ci ne braquent leurs caméras sur les corps décharnés ou les ventres gonflés qu'en cas de famines, qui affectent chaque année 50 millions de personnes dans le monde. C'est en soi énorme. Mais c'est oublier que la « malnutrition structurelle » fait en silence, dans l'indifférence générale, plusieurs millions de victimes. Chaque jour dans le monde, 25.000 personnes meurent de causes liées à la faim - les maladies que ces malheureux attrapent du fait de leur état d'épuisement et de la fragilisation de leur système immunitaire. Mille par heure, rythme affolant si nous songeons à ce que nous autres Occidentaux faisons en soixante minutes. Et parmi ce long cortège de victimes, beaucoup d'enfants : toutes les cinq secondes, un enfant de moins de dix ans meurt de faim.

L'essayiste et romancier argentin consacre près de 900 pages à l'analyse sous toutes ses coutures et à la dénonciation sur tous les tons de ce scandale permanent. Son livre torrentiel et chaotique entremêle choses vues - au Niger, au Bangladesh... -, dialogues avec les affamés eux-mêmes, exposés scientifiques (sur la notion de calorie...), rappels historiques (sur la Grande Famine qui frappa l'Irlande au milieu du XIXe siècle...), diatribes contre l'incurie des dirigeants ou l'égoïsme des multinationales (Areva exploitant l'uranium, unique richesse du Niger...). Le lecteur n'en ressort pas indemne. Si ce ne sont pas les scènes décrites qui lui remuent les entrailles - cette mère nigérienne prenant son enfant mort sur son lit d'hôpital et le nouant dans son dos pour le ramener à la maison -, il ne pourra qu'être qu'étourdi par le déluge des chiffres, des statistiques. Martin Caparros en donne abondamment, ce qui ne l'empêche pas d'avouer, au détour d'un chapitre : « Si ce livre était courageux - si j'étais courageux -, il ne contiendrait aucun chiffre. »

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Mais le scandale au coeur du scandale que dénonce l'auteur dans cet ouvrage, c'est que cette faim et ces millions de morts annuels ne sont nullement une fatalité, un corollaire inévitable de la croissance démographique galopante des pays de l'Afrique subsaharienne ou de l'inégalité des ressources naturelles, mais bien une question de choix politique. La faim, cette faim-là, la faim qui tue, est parfaitement évitable - l'auteur le rappelle et le démontre à longueur de pages. Mais rien n'est fait pour l'éviter.

L'ère de l'autosuffisance

C'est aussi le constat que fait l'ancienne directrice du département Agriculture de la FAO Louise O. Fresco dans son propre livre, miroir de l'autre. Celui de Martin Caparros traite de la faim, le sien de la nourriture. Et ce sous toutes ses formes, depuis l'aube de l'humanité jusqu'à l'ère des OGM et de la « hamburgerisation du monde ».

Ce n'est pas un hasard si son analyse extrêmement fouillée de l'histoire de l'agriculture et de l'alimentation aboutit là où elle a commencé : dans le « paradis de l'abondance » d'Adam et Eve. Comme l'intellectuel argentin, Louise O. Fresco annonce la couleur dès les premières pages : « On est en droit d'affirmer que nous serons en mesure de nourrir les générations actuelles et à venir, à la fois durablement et sainement, de manière équilibrée et équitable », affirme-t-elle sans crainte. Avec les ressources naturelles que nous offrent la Terre et les avancées des sciences et des techniques qu'a récemment réalisées l'humanité, celle-ci est entrée pour la première fois dans une ère d'autosuffisance.

Malgré les apparences, le manifeste désespéré de Martin Caparros et l'essai optimiste de Louise O. Fresco ne se contredisent nullement l'un l'autre. Ils se complètent. L'un dit la réalité telle qu'elle est, l'autre telle qu'elle devrait et pourrait être, pour peu que les bons choix soient faits au bon moment. Mais il y a urgence. Dans le laps de cinq minutes qu'il vous aura fallu pour lire cet article, quelque part sur cette Terre, soixante enfants sont morts de faim.

Yann Verdo

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