DÉBAT - Bonjour ! Nous sommes en 2015, j'habite en France et c'est un petit peu compliqué. Notre pays a envie de se voir comme religieux, avec des communautés. Chacun met énormément d'énergie pour qu'il en soit ainsi. Nos penseurs regardent très peu, écrivent beaucoup, et nous inventent des petites armées affiliées à un dogme ou un autre. Tout ça manifeste le dimanche, avec des mots d'ordre de plus en plus brutaux. Les digues lâchent, on se permet de dire tout et n'importe quoi sur cette bête curieuse, pleine de poils et de dents et de cornes: l'autre.
Je ne le connais pas, l'autre. J'ignore également qui est le semblable, car c'est la deuxième maladie actuelle. On navigue en pleurant entre le "tu peux pas comprendre c'est pas ta culture" et le "je ne veux voir qu'une tête".
J'ai la chance d'être dessinateur, c'est pourquoi cette pensée de l'autre et du même se traduit dans mon métier de façon extrêmement concrète: je dessine les gens. Dans la plupart des cas, ils disposent de deux yeux et de quatre membres moteurs. La majorité d'entre eux marche debout et les membres antérieurs servent en général à la préhension: grâce à leurs mains ils prennent soit un téléphone soit un livre de prières soit un couteau soit une télécommande. Mais l'ossature de la main se ressemble. Voilà un exercice passionnant, que l'on peut mener sa vie durant: examiner ce qui d'un humain à l'autre relève du "même" ou de "l'autre".
Je regrette qu'on ait tant de penseurs et si peu de dessinateurs. Je regrette que Plenel ou Finkielkraut parlent tant et regardent si peu. A la fin, ils se sentent bien, ils ont créé des catégories, les Français qu'ils aiment bien (ceux qui achètent leurs articles) et ceux qu'il faut couvrir de cornes et de poils et de dents, ceux qui seront "l'autre".
Je ne sais pas si je parviendrais à les emmener avec moi, quand je dessine, ces penseurs. Faites cet exercice, regardez tous les visages des passants. Aucune notion de communauté ou de religion ou de clan ne survit à l'examen de la tête des passants dans la rue. On regarde sérieusement les visages des inconnus. Au bout de cinquante têtes, je vous le jure, on ne peut pas s'empêcher de rigoler. Car la réponse à cette question de l'altérité, c'est l'espèce. Inutile de réveiller Lévinas mais c'est de cela qu'il s'agit: nous regardons à hauteur d'hommes des visages autant égarés que le nôtre. Si après notre promenade on rentre chez nous, si on se voit dans la glace, on verra une autre tête d'andouille, pas identique, mais tout autant "normale" que les autres.
Kokoschka avait créé une "Ecole Du regard". Il pensait que cet enseignement de la peinture pouvait nous sauver. Ca n'est pas anodin car il avait monté cette école entre les deux guerres. C'est de cela qu'il rêvait: créer une science humaine sans les mots. Regarder un visage c'est s'interdire de le ranger dans une communauté. Détail singulier, Kokoschka ne comptait pas les doigts de ses modèles. Parfois, il faisait des portraits avec six ou sept doigts mais le regard était juste. Il ne disait pas "je suis comme toi". Ça disait "Tu n'as pas la moindre idée de qui je suis mais nous sommes de la même espèce et nous voyons le monde à même hauteur alors nous pouvons parler".
Notre pays va mal il paraît. C'est donc une grande chance pour les auteurs, pour les journalistes, pour les artistes. Leur métier consiste à raconter ce qu'ils voient, pour essayer de créer les conditions d'un dialogue harmonieux. On en est loin. Comme disait Jouvet, chacun ne fait que "remplir son théâtre". Avez-vous vu cette vidéo dans laquelle Edwy Plenel tente de convaincre des jeunes femmes de religion musulmane que le voile est un outil d'émancipation? Elles le remettent à sa place. Elles expliquent qu'elles en ont marre qu'on considère que sous prétexte qu'elles ont une religion elles devraient être religieuses. Et Plenel a l'air aussi con que Finkielkraut: ses sujets d'expérience prennent la parole et le surprennent. Voilà un porte-parole dépassé par la parole des gens.
Je suis populiste? Promis, non. Je ne crois pas que toutes les paroles se valent. Je suis persuadé de la très grande intelligence de nos auteurs et de nos journalistes. Je suis malheureusement très embêté de les voir si souvent parler avant de regarder.
Je ne veux pas devenir directeur d'école, n'est-ce pas, mais l'Ecole du Regard de Kokoschka me manque. Je crois que plutôt que de se demander s'il faut respecter les religions à l'école, on ferait mieux de développer les cours de dessin. Je ne dis pas "Arts Plastiques" parce que c'est de dessin que l'on a besoin. Se mettre dans un visage et accepter, à la fois sa ressemblance, mais aussi son caractère absolument imprévisible. On regarde un visage. On ne SAIT PAS ce qu'il va dire. Plutôt que parler au nom de nos concitoyens, peut-être faudrait-il apprendre à les regarder davantage.
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