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Libération
Témoignage

«J’ai le syndrome du survivant»

Balla Fofana, 28 ans, journaliste.
par Balla Fofana, Bondy Blog
publié le 25 octobre 2015 à 19h26

J’ai 6 ans. Je vis à Saint-Maur-des-Fossés (Val-de-Marne). Je suis dans le réfectoire de mon tout premier établissement scolaire. Il grouille d’écoliers. Je ne le sais pas encore, mais je m’apprête à signer mon arrêt de mort. Je suis français (merci le droit du sol). Je ne parle pas un mot. Quand j’avais 3 ans, on a rejoint le village de papa à Kayes, dans le sud-ouest du Mali. Puis on est repartis sans lui. Les dames de service déposent un plat sur la table. J’y mets la main droite. Les camarades hurlent. Des regards emplis de dégoût et d’incompréhension convergent vers moi. Maman est convoquée. Les enseignants nous disent beaucoup de choses. Elle ne comprend pas tout. Moi non plus. Depuis cette convocation, je ne vais plus dans ma classe d’avant. Je passe mes journées chez le psychologue ou chez l’orthophoniste. Ils s’étonnent de mon acharnement à rouler les R et de mon afro sur la langue. Je m’applique. Maman me parle de la chance que j’ai d’être scolarisé. Mon grand-père l’a retirée de l’école trop tôt alors qu’elle aimait ça. Elle n’avait pas le choix. Il fallait travailler dans les champs.

J’ai 8 ans. Je vis à Créteil. Je tutoie la langue de Molière. Mais je suis «en retard». On m’intègre dans une classe appelée «perfectionnement». Doux euphémisme. Je suis dans la cour des miracles ! Eric a fui la guerre. Florian mange ses crottes de nez. Ondine tabasse Yan pour qu’il veuille bien l’aimer. Je crois que Thierry est handicapé. Dans la cour on est les «perfs». Les gogols. Personne ne veut jouer avec nous.

Ma mère accuse le coup. D’abord le psychologue, puis cette classe… A la fin des cours, je me débrouille pour rejoindre maman et mes petits frères «normaux». Elle refuse de venir me chercher. «Ça fait mal Balla !» Elle a besoin d’être rassurée. Son fils n’est pas débile !

J'ai 10 ans. Je vis à Orly. Grâce à Didier, j'aime Brassens. Didier, c'est notre professeur de perfectionnement à l'école élémentaire Paul-Eluard. Avant la fin de chaque journée, il nous lit un bouquin. Didier raconte avec passion la Gloire de mon père. J'ai l'impression que les souvenirs d'enfance de Marcel Pagnol se déroulent devant mes yeux. Je me sens bien ! J'ai des bonnes notes. Mais ça ne vaut rien. J'suis un perf ! Mes frères me le rappellent souvent. Ma classe est divisée en trois niveaux : faible, moyen, fort. Pour soulager monsieur Dol, j'aide le groupe des faibles. Je suis content de les aider. Je me sens utile, pour une fois.

On part en classe de neige. Monsieur Dol réussi à m’inoculer le virus de la lecture et de l’écriture. Ce n’est pas évident, il n’y a pas de livre à la maison. Personne ne lit chez moi. Pendant le voyage, j’écris un conte sur une princesse maltraitée par sa marâtre et délivrée par son prince charmant. Didier lit mon histoire et reste coi. Il lève la main en me regardant. Je ferme les yeux. J’ai peur qu’il m’en colle une. Finalement, il pose sa main sur mon épaule et me regarde avec fierté. Il me fait lire le conte devant la classe et le directeur venu nous rendre visite. On m’applaudit. Le directeur et Didier sont des adultes, mais ce sont eux qui ont les yeux rouges à la fin du conte.

A notre retour, je passe ma matinée en perf et l'aprem en CM1. Dans la foulée, j'intègre une classe de CM2 «normale». Fini la mauvaise réputation ! Je ne suis plus fou ! Maman respire. Des perles de soulagement cajolent ses joues. J'ai mon brevet, mon bac, ma licence et mon master. J'écris les rêveries du perf solitaire sur le Bondy Blog, dans Libé. On m'aperçoit sur France Ô, sur LCP. Dans les JT de TF1 on entend "reportage de Balla Fofana". Je reviens de loin. L'école m'a sauvé. J'ai le syndrome du survivant. Cette histoire, c'est mon détroit de Gibraltar. Je l'ai franchi ! Parfois, je ris jaune. Beaucoup de camarades, perf et non perf, s'y sont noyés : Ibrahim, Conrad, Jérémie, «Pepito», Cédric P., Mamadou, Rudy… Je pense à vous.

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